Sens et contresens des symboles «canadiens»

La reine, le lys et la feuille d'érable

Ottawa — tendance fascisante


Anachronique décision conservatrice! Le portrait de la reine d'Angleterre remplace deux toiles d'Alfred Pellan au ministère des Affaires étrangères du Canada... La marine et l'armée de l'air retrouvent l'adjectif «royal» supprimé en 1968... Le gouvernement Harper insiste sur le lien du Canada avec l'Empire britannique alors qu'une grosse moitié de la députation de l'opposition officielle est québécoise. Il est vrai que la Navy et l'Air Force sont depuis toujours des chasses gardées anglaises.
On aurait tort de sous-estimer l'importance du symbole. Il montre, il réunit, il prescrit. Ainsi, mon père, né en 1932, m'a confié être devenu indépendantiste le jour de l'adoption du drapeau canadien, en 1964, parce qu'il ne comportait pas de bleu, couleur identifiée à la France, le projet en bleu, blanc, rouge du premier ministre Pearson ayant été écarté. Pourtant, la feuille d'érable était un emblème authentiquement franco-canadien, adopté par la Société Saint-Jean Baptiste en 1834. Mais le sens attribué aux symboles change...
Fierté de l'héritage
Les remugles monarchiques conservateurs attirent l'attention sur une évidence: la fierté sans complexe des Anglo-Canadiens à l'égard de leur origine britannique. C'est la fierté — compréhensible — d'héritiers d'une culture qui a dominé l'économie du monde, qui a porté haut les valeurs de liberté et dont le rameau états-unien a étendu cette influence après avoir arraché son indépendance et pris son envol.
N'y a-t-il pas là un sentiment-miroir de la fierté — compréhensible — des Québécois de leur origine et de leur langue, symbolisée par la fleur de lys, alors même que c'est un ancien symbole monarchique — encore reconnu comme tel en France? Mais il n'y a pas ici de réel parallélisme d'usage des symboles royaux. La fleur de lys résonne d'un écho monarchique inaudible dans un Québec sans aristocrate. Elle signe surtout la francité du Québec, sa volonté d'émancipation culturelle dans un contexte de soumission politique. Tandis que le représentant de la reine d'Angleterre, le Gouverneur général, n'a pas qu'un rôle d'apparat: il sanctionne les lois du Canada. Il incarne l'inamovible empreinte coloniale britannique dans le Canada du XXIe siècle.
Loyalistes et orangistes
Au revers de leur attachement aux symboles royaux anglais, on entend encore chez les Anglo-Canadiens d'affligeants préjugés et outrances à l'endroit des Québécois. La lecture d'un des Livre noir du Canada anglais de Normand Lester suffit pour constater leurs profondes racines. Une des causes de ces attitudes discriminatoires remonte sans doute à la guerre d'indépendance américaine. Les loyalistes à la couronne britannique furent spoliés de leurs biens par les Américains et la victoire patriote assurée grâce à l'aide décisive de la France, l'ennemi séculaire de l'Angleterre.
Conséquence de cette victoire indépendantiste anglo-américaine: 35 000 loyalistes s'installeront dans les provinces maritimes et 8500 au Québec. Or, la population canadienne en 1784 était de quelque 110 000 habitants. Les loyalistes accueillis dans les colonies restées britanniques d'Amérique représentaient donc près de 40 % des Canadiens sur place. Ils forment le noyau initial de la colonisation anglaise du Canada et marquent rapidement les institutions coloniales en obtenant un district séparé des Franco-Canadiens dès 1791. Les loyalistes anglais sont les premiers «séparatistes» du Canada!
Au XIXe siècle, à l'apogée de la puissance de l'empire, les ligues orangistes prospèrent et sont particulièrement influentes au Canada. Elles vouent une haine fanatique à l'endroit des catholiques en général, et des francophones en particulier. Les orangistes font voter des lois discriminatoires à l'encontre du français. Ils obtiennent la tête du métis Louis Riel. La frange conservatrice anglo-canadienne veut faire disparaître la présence française du Canada.
L'équation québécoise
Au Québec, l'accent mis sur la symbolique française dans son drapeau occulte la multiplicité des influences d'une identité complexe. L'historien Yvan Lamonde, dans son ouvrage Allégeances et dépendances a mis l'identité québécoise en équation: Q=(F)+(GB)+(USA)2 - R + C. Cette équation suggère que la marque de la France «demeure la principale, mais est ramenée à de nouvelles proportions»; «que la Grande-Bretagne a laissé un héritage plus important que celui que les "conquis" québécois étaient capables d'admettre; que l'influence étasunienne [...] est intensément vécue sans affluer au niveau de la conscience et de l'aveu; que les positions de Rome et du Vatican à l'égard du Canada français et du Québec se révèlent contraires aux attentes et aux idées reçues». Le C indique que l'expérience canadienne et l'expérience québécoise ont plus en commun qu'on le pense.
Mais Lamonde omet dans cette équation un autre apport identitaire déterminant et longtemps refoulé: la culture amérindienne. Sans l'alliance franco-amérindienne, jamais la Nouvelle-France n'eût pu tenir tête quelque 80 ans face à des colonies anglaises bien plus peuplées.
Incarner le rêve de Champlain
Le refoulement de cette composante autochtone de l'identité canadienne et québécoise se comprend à la lumière du sentiment européen de supériorité raciale qui s'est répandu du XVIIIe au XXe siècle, avec les horreurs que l'on sait. Or, le métissage entre Franco-Canadiens et Amérindiens s'est déroulé plus ou moins intensément avec la plupart des nations autochtones d'Amérique au nord du 40e parallèle sur plus de 300 ans. De quoi altérer l'image que les Franco-Canadiens avaient d'eux-mêmes.
Mais il n'en fut pas toujours ainsi. Dans son ouvrage intitulé Le Rêve de Champlain, l'historien américain David Hackett Fischer, lauréat du prix Pulitzer, fait l'éloge du fondateur de Québec pour sa vision des relations avec les Amérindiens. «Partout où a agi Champlain, les relations entre Français et Amérindiens ont été fusionnelles, intimes, créatrices. La Nouvelle-France n'a pas été un échec. Bien au contraire, c'est une formidable réussite, une leçon de vie et de savoir-vivre dont on n'a pas d'autre exemple dans toute l'histoire de l'Amérique» (cité par Georges-Hébert Germain, L'Actualité, 1er mai 2011).
Force est d'admettre que l'identification aux symboles royaux européens occulte ces dimensions structurantes de l'histoire et de l'identité «cana-bécoise». Notez les beaux contresens: la feuille d'érable, symbole patriote à l'origine, est aujourd'hui l'emblème bien canadien d'une monarchie constitutionnelle momifiée; tandis que les indépendantistes québécois, censés vouloir instaurer une république du Québec, s'identifient à un emblème d'origine monarchique, d'abord destiné à unir tous les Franco-Canadiens...
Une nation fondant son projet politique sur le rêve de Champlain et assumant les enjeux écologiques du siècle mériterait certainement de mettre au monde son pays souverain. Mais elle mériterait aussi de se donner un symbole porteur de ce projet, signant la force de sa culture métisse enfin revendiquée.
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Alain Brunel - Sociologue consultant auprès du cabinet Technologia de Paris, cofondateur de l'Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique (AQLPA)


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