Depuis sa création en 1968, le Parti québécois (PQ) a lié naturellement les concepts d’identité et de souveraineté. Son fondateur, René Lévesque, s’est régulièrement servi de l’un pour faire la promotion de l’autre. Comment ce dernier entrevoyait-il l’identité québécoise et de quelle façon celle-ci s’articulait-elle à sa politique nationaliste ?
Nous supposons que la vision identitaire de Lévesque reposait sur un paradoxe. Nourrie par son nationalisme, sa conception du « Nous » oscillait entre ouverture et exclusivité. Cette ambivalence, répandue au sein du mouvement indépendantiste québécois, est cependant contextuelle et cohérente et ne relève pas selon nous de la contradiction. Pour soutenir notre hypothèse, nous emploierons et confronterons les écrits, les discours et les gestes politiques de l’homme d’État.
Bien que vaste, l’historiographie consacrée à Lévesque n’aborde pas de front sa politique identitaire. Pourtant, les médias et les personnalités publiques se réfèrent souvent à lui et à ses positions lorsque l’identité québécoise se retrouve au coeur de l’actualité politique. À titre d’exemple, en 2013, Philippe Couillard, alors chef de l’opposition officielle, a accusé le PQ de trahir l’héritage de Lévesque en pratiquant un nationalisme étroit à la suite de la présentation du contenu préliminaire du projet de Charte des valeurs québécoises. Cette déclaration a donné lieu à une réplique du sociologue Mathieu Bock-Côté qui n’a pas manqué de rappeler que l’ancien premier ministre a souscrit à « une version de la loi 101 que les nationalistes les plus convaincus trouveraient probablement excessive aujourd’hui ».
S’inscrivant en périphérie de ce débat, le présent article vise à fournir une piste d’interprétation de l’appropriation et de l’instrumentalisation du concept d’identité par Lévesque. Les références à l’identité chez ce dernier étant nombreuses, nous proposons ici une sélection de ses écrits dans l’optique de dévoiler, de façon synthétique, sa philosophie politique sur ce sujet. Outre son soutien à la Charte de la langue française, notre analyse s’intéresse à ses déclarations et à ses actions vis-à-vis des francophones, des anglophones, des immigrants, de la société québécoise dans son ensemble et du nationalisme. […]
Au Québec, les changements apportés durant la Révolution tranquille influèrent sur la construction d’une identité nationale commune et l’amplifièrent. René Lévesque écrit à cet égard : « Ce groupe humain diminué, il s’est pourtant rendu compte qu’il est un peuple, depuis que des changements rapides l’ont acculé littéralement à la mise en valeur de sa “personnalité” distincte. » On observe notamment au cours de cette période une hausse du nationalisme québécois qui s’explique en partie par la croissance de l’État et par la revalorisation des francophones, les principaux porteurs du projet national. Lévesque, figure majeure de la Révolution tranquille, participe à cet éveil national.
L’affirmation des francophones
Dès ses débuts en politique avec le Parti libéral, Lévesque agit pour rattraper le retard des francophones au sein du marché du travail. Non seulement la nationalisation des compagnies d’hydroélectricité, qu’il met en branle à titre de ministre des Richesses naturelles, permet à l’État de devenir le propriétaire d’une puissante entreprise énergétique, mais elle entraîne aussi la francisation d’une industrie auparavant dominée par des anglophones. En fait, la proportion d’ingénieurs francophones oeuvrant pour des compagnies d’électricité passa de 12 % en 1962 à plus de 80 % en 1967. L’historien Stéphane Savard fait un constat plus large en soutenant qu’au lendemain du processus de nationalisation, on assiste à une réorientation du rôle de l’État qui se manifeste par l’intervention accrue de ses représentants dans l’émancipation économique, sociale et politique des francophones.
En 1978, le gouvernement Lévesque fait inscrire sur les plaques d’immatriculation du Québec la devise Je me souviens. Pour [le spécialiste de la philosophie sociale et politique Àngel] Castiñeira, cette décision constitue un devoir de mémoire visant à rappeler aux Québécois leur passé. En récupérant la devise nationale et en la mettant à l’avant-plan, Lévesque utilise un symbole pour mieux forger l’identité nationale. Par la même occasion, l’abandon de la périphrase La Belle Province écarte toute allusion à la fédération canadienne.
De façon analogue, l’administration Lévesque rompt avec une ancienne tradition coloniale qualifiée par le premier ministre de « coutume désuète », soit que le discours inaugural du lieutenant-gouverneur à l’Assemblée nationale se fasse dorénavant en français, plutôt que dans les deux langues. Ce geste démontre que l’État provincial entend s’investir dans la sphère identitaire en jouant avec les perceptions populaires.
En travaillant avec des sociologues, les ministres du gouvernement Lévesque mettent également en place une politique de développement culturel axée sur la mise en valeur des spécificités culturelles locales, politique qui se manifeste notamment par la création de l’Institut québécois de recherche sur la culture (1979) et du Musée de la civilisation (1980).
Dans son livre Option Québec (1968), Lévesque résume ce qu’il attend de la société québécoise. Selon lui, pour éviter que « notre peuple » n’abandonne sa personnalité, il faut « nous y faire une place convenable à notre taille, dans notre langue, afin de nous y sentir des égaux et non des inférieurs. Cela veut dire qu’on doit pouvoir, chez nous, gagner sa vie et faire carrière en français. Cela veut dire aussi que nous devons bâtir une société qui, tout en restant à notre image, soit aussi progressive, aussi efficace, aussi “civilisée” que toutes les autres. » Cette vision trouve son complément à l’intérieur d’un autre document paru cette année-là, dans lequel le futur premier ministre écrit : « Il n’en tiendra plus qu’à nous d’y établir sereinement, sans récrimination ni discrimination, cette priorité qu’en ce moment nous cherchons avec fièvre, mais à tâtons pour notre langue et notre culture. »
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