Les 25 ans de la Charte canadienne des droits et libertés

La petite histoire de la «clause nonobstant» (3)

17 avril 1982 - la Loi sur le Canada (rapatriement)

Dernier d'une série de trois textes
En ce soir du 29 septembre 1981, Pierre Elliott Trudeau donne une conférence de presse par satellite. Il est à Séoul, en Corée du Sud, en route pour l'Australie, où doit avoir lieu une conférence des pays du Commonwealth. Il cache mal sa déception. Quelques heures plus tôt, il apprenait que la Cour suprême du Canada avait majoritairement reconnu la légalité de son projet de rapatriement constitutionnel tout en ajoutant cependant qu'il serait illégitime pour Ottawa de procéder sans «l'accord d'un nombre substantiel de provinces».

La cour venait ainsi fort habilement de couper court à toute velléité de coup de force d'Ottawa pour rapatrier la Constitution. En effet, comme Margaret Thatcher, alors première ministre britannique, le fit savoir diplomatiquement au gouvernement canadien dans les jours suivants, le Parlement de Westminster serait mal à l'aise de rapatrier la Constitution canadienne en votant une loi jugée illégitime par la Cour suprême du Canada si seulement deux provinces (l'Ontario et le Nouveau-Brunswick) appuyaient le projet.
De plus, le gouverneur général d'alors, Edward Shreyer, se sentit lui aussi, comme chef de l'État canadien, interpellé par une telle situation. Un an plus tard, il avouera qu'il avait sérieusement songé à dissoudre le Parlement et à déclencher des élections si M. Trudeau avait persévéré dans son projet de rapatriement unilatéral.
Trudeau n'avait donc plus le choix et devait trouver les compromis nécessaires pour qu'un «nombre substantiel de provinces», comme l'avait écrit la Cour suprême, puissent appuyer ce qui devait être l'oeuvre de sa vie politique.
La conférence de la dernière chance
Poussé dans ses derniers retranchements, Pierre Elliott Trudeau décide de tenter un dernier rapprochement avec les provinces. À partir du 13 octobre 1981, les fonctionnaires enclenchent un processus de discussions informelles. On se rend compte qu'il peut y avoir certaines ouvertures de la part des provinces si Ottawa, de son côté, fait quelques compromis en ce qui concerne en particulier la formule d'amendement et la Charte. Les premiers ministres s'entendent donc pour organiser à Ottawa, le 2 novembre, à l'invitation du premier ministre Trudeau, une conférence de la dernière chance.
Après deux jours de discussions, en ce 4 novembre à Ottawa, c'est toujours l'impasse. Le «front commun des huit provinces qui s'opposent au rapatriement», présidé par William Bennett, premier ministre de la Colombie-Britannique, ne lâche pas prise.
De son côté, le premier ministre Trudeau se sent coincé. Il reprend alors, à la surprise des délégations, l'idée d'un référendum national. Puisque les politiciens ne peuvent pas s'entendre, conclut-il, ce sera au peuple de décider.
René Lévesque, qui avait évoqué cette possibilité dans son discours d'ouverture de la conférence, appuie l'idée. Mais les premiers ministres membres du groupe des huit provinces contestataires y voient là une trahison de la part du premier ministre du Québec. Ils ont vu Trudeau et Lévesque à la pause-café discuter à l'écart et croient qu'il y a eu, dans leur dos, entente entre les deux premiers ministres francophones pour pousser cette idée de référendum dont ils ne veulent absolument pas.
Leur réaction est tellement vive que Trudeau pense mettre fin à la conférence. Mais les premiers ministres Lougheed (Alberta) et Davis (Ontario) le persuadent qu'il faut tenter une dernière ronde de négociations. Ils savent que la question du référendum a éloigné le Québec des sept autres provinces du front commun.
En cette fin d'après-midi du 4 novembre commence donc, informellement, la ronde de la dernière chance sans que le Québec y participe vraiment, en réaction probablement à cet appui donné par René Lévesque à l'idée d'un référendum.
Le premier ministre de l'Ontario, William Davis, téléphone à Pierre Elliott Trudeau en début de soirée, d'abord pour lui demander de renoncer à son idée de référendum lancée le matin, puis pour lui dire que les discussions avec les provinces contestataires avancent bien. Cependant, ajoute-t-il, il faut que le premier ministre accepte une «clause nonobstant» dans la Charte. Trudeau se montre alors intraitable.
Mais vers 1h du matin, Davis réveille Trudeau pour lui soumettre le compromis préparé par les sept provinces qui ont participé à ces discussions de la dernière chance. Il lui dit très clairement que s'il n'accepte pas la disposition dérogatoire, il ne peut plus compter sur son appui. Trudeau accepte finalement, à la condition que cette disposition ne s'applique que pour un maximum de cinq ans, qu'elle soit renouvelable et qu'elle ne porte que sur les articles 2 et 7 à 15 de la Charte.
De son côté, le premier ministre de l'Alberta, Peter Lougheed, communique avec Sterling Lyon, premier ministre du Manitoba, qui est retourné dans sa province pour y mener sa campagne électorale. Lyon s'est fait le champion de la disposition dérogatoire pour, selon lui, protéger la souveraineté des parlements. Mais personne ne communique avec René Lévesque, de sorte qu'au petit déjeuner, le premier ministre du Québec ignore tout du compromis survenu pendant la nuit.
Concession inattendue
À la reprise des travaux, en ce matin du 5 novembre, le premier ministre Trudeau donne la parole au premier ministre de Terre-Neuve, Brian Peckford, qui propose une entente en cinq points, dont le plus important est l'inclusion dans la Charte d'une «clause nonobstant». René Lévesque se rend alors compte qu'il avait mal évalué la solidarité du front commun des huit provinces.
On savait que l'«affaire du référendum» avait créé un malaise à l'endroit du Québec, mais pas au point d'avoir voulu l'exclure des dernières négociations. De plus, on croyait que le premier ministre Trudeau pouvait peut-être accepter la formule d'amendement avec un droit de retrait pour les provinces puisqu'un tel droit de retrait existait déjà pour le pouvoir de dépenser. On croyait donc qu'il avait là une certaine marge de manoeuvre pour faire un compromis important.
Mais la délégation du Québec jugeait que le front commun des huit sur la Charte était inébranlable. En effet, elle croyait que le premier ministre Trudeau n'accepterait jamais de diluer sa Charte en y incluant une disposition dérogatoire comme le demandaient les huit. Et c'est là que René Lévesque s'est trompé.
En fait, ce qui a causé la perte de la délégation québécoise ce 5 novembre 1981 a été l'ampleur de la concession faite par Pierre Elliott Trudeau. Il a accepté non seulement qu'elle débute par une clause limitative (article 1) mais également qu'elle contienne une clause dérogatoire à la discrétion des gouvernements (article 33).
C'est ainsi que cette disposition, aujourd'hui encore si controversée, est le fruit d'un des compromis les plus significatifs de l'histoire des relations fédérales-provinciales canadiennes. Pour en comprendre la véritable portée, il faut bien connaître le contexte dans lequel elle a été acceptée.
* Depuis mercredi et jusqu'à aujourd'hui, l'Institut d'études canadiennes de McGill tient sa douzième conférence annuelle sur le thème suivant, «La Charte a 25 ans», en collaboration avec l'Institut de recherche en politiques publiques et en partenariat avec Le Devoir (http://misc-iecm.mcgill.ca/conf2007/).
M. Rémillard est un des conférenciers invités.
Gil Rémillard, Ministre des Affaires intergouvernementales dans le gouvernement Bourassa à l'époque de l'accord du Lac-Meech, aujourd'hui professeur à l'École nationale d'administration publique, avocat-conseil chez Fraser Milner et auteur d'un ouvrage en trois tomes sur la Constitution canadienne*.
Extraits de la revue Options politiques, numéro de février 2007, publiée par l'Institut de recherche en politiques publiques.

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Ministre des Affaires intergouvernementales dans le gouvernement Bourassa à l'époque de l'accord du Lac-Meech, aujourd'hui professeur à l'École nationale d'administration publique, avocat-conseil chez Fraser Milner et auteur d'un ouvrage en trois tomes sur la Constitution canadienne





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