La nuit

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Au pays des ministres navrants

Un officier de l’armée, imaginez, avait eu l’idée de jouer Molière à Québec. Il voulait monter Tartuffe. C’était à l’hiver 1694. Devant tant de liberté, Mgr de Saint-Vallier prit peur. Il fit interdire ce théâtre. Jacques de Mareuil, le militaire en question, dut renoncer aux armes de la scène et aller se faire entendre ailleurs.

En 1703, dans le Rituel du Diocèse de Québec, un de nos premiers livres, Mgr de Saint-Vallier prend soin de réitérer que ceux qui souhaitent s’examiner dans le grand miroir de pareille littérature seront tout bonnement privés de sacrements. Chez nous, depuis ce temps, les faux dévots du genre de Tartuffe se trouvent moins souvent sur scène que dans la salle.

Sur les planches, avec son bonnet d’âne, on voit tout de même beaucoup ces jours-ci Yves Bolduc, ministre de l’Éducation. Croiser moins de livres dans les territoires de l’enfance, dit-il, s’avère sans conséquence.

Sa bavure, prononcée sur un ton de baveux, l’aura conduit à produire des excuses tout aussi méprisables. « Moi-même, alors que j’étais jeune, j’ai été soumis à pouvoir faire de la lecture », a déclaré le ministre dans son français bringuebalant. Le plus navrant était de l’entendre insister pour dire soudain, tout comme le premier ministre avant lui, qu’il adore la lecture, qu’on peut le voir régulièrement dans une librairie. Devant un problème collectif d’envergure, celui de la lecture, nos beaux apôtres de la révolution conservatrice ne voient qu’une sorte de luxe délicieux qui appartient à la seule sphère du bonheur individuel.

Lorsque le ministre se dédit ainsi et annonce, pour faire oublier ses bêtises, qu’il va demander aux commissions scolaires de continuer d’acheter des livres, tout le monde semble soulagé. Certains ont même pensé qu’il convenait d’applaudir puisque le ministre donnait l’impression de reculer. Mais Yves Bolduc ne recule pas. Tel un âne, il piétine.

La volée de coups qu’il a reçus après sa déclaration ne l’a conduit qu’à réitérer une évidence propre à satisfaire à peu de frais ceux trop nombreux qui continuent de croire que des livres suffisent. Yves Bolduc n’a eu qu’à regonfler les formes creuses de ce décor en trompe-l’oeil qui, sous forme de bibliothèques mal tenues, nous tient lieu d’horizon culturel pour l’éducation. Il y aura donc des livres dans les écoles, assure le ministre. Mais encore ?

À Annie Desrochers qui, le 28 août, lui demande à la radio de nos impôts ce que signifie l’éducation dans une société, Yves Bolduc répond : « Bien écoutez, l’éducation, c’est d’abord le premier déterminant au niveau de la santé. » Nonobstant le fait que ce charabia ne veut strictement rien dire, on comprend tout de même avoir affaire à un médecin envoyé au ministère de l’Éducation pour y pratiquer des amputations. Comment va-t-on combler les 150 millions de dollars qu’il vient de sabrer dans un système qui a pourtant plus besoin de transfusions que de ponctions ?

Tandis que le ministre s’emploie à dépenser ses maigres budgets à l’achat de tableaux numériques ridicules, tandis qu’il s’efforce d’implanter l’enseignement intensif de l’anglais comme si l’avenir de la nation en dépendait, quel usage propose-t-il pour les livres, ces vénérables passeurs d’humanité ?

Devant les micros de la radio, à l’émission de Marie-Louise Arsenault, il était question, toujours la semaine dernière, de ce que les adolescents lisent à l’école secondaire. Au Québec, rappelait à juste titre l’animatrice, les adolescents doivent lire une quinzaine d’oeuvres au cours des trois dernières années de ce parcours. Mais il n’existe pas de liste de lectures obligatoires ou suggérées ! Les professeurs proposent des titres souvent intéressants, mais, à défaut de lectures obligatoires pour l’ensemble du territoire, ils ne peuvent établir un nécessaire dialogue culturel avec l’ensemble des enfants. En Angleterre, en France et ailleurs, une vraie liste de lectures existe depuis bien longtemps.

Quelle autorité me prête-t-on à cette émission pour que j’y vienne suggérer ce que des adolescents devraient lire ? Je proposais en tout cas de plonger dans des livres de Jacques Ferron, Réjean Ducharme, Gabrielle Roy, Hubert Aquin, Anne Hébert, Michel Tremblay, Saul Bellow et Mordecai Richler. J’en avais d’autres en réserve, d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui, mais je trouvais intéressants aussi les auteurs suggérés par mes collègues de studio : Lewis Carroll, Victor Hugo, Homère, Sophocle, Racine, Shakespeare…

Le mérite d’une discussion pareille ne tient évidemment pas à sa capacité de produire une liste définitive d’oeuvres capables de favoriser une conversation culturelle entre tous les Québécois. Cela permet par contre de montrer du doigt l’absence cruelle de références communes semblables. En plus des livres, il faudrait évidemment songer à inscrire aussi au calendrier scolaire des rendez-vous autour d’oeuvres picturales, de films, de poèmes et de chansons.

En matière d’éducation, on peut évidemment se contenter de suivre les précieux conseils formulés l’autre jour par le ministre Bolduc à la radio : « Si vous aimez les romans, lisez les romans, si vous aimez l’art, vous lisez l’art. » Mais ce n’est pas ainsi, dans pareil vide sidéral, qu’on dessinera les contours solides d’une éducation enfin digne de ce nom. Reste à savoir si, à cause de pareille enfilade de ministres navrants, nous ne serons pas condamnés à demeurer éternellement dans la nuit, incapables de goûter ou d’infléchir l’histoire qui continue de se jouer sur scène sans nous.


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