La langue du pâté chinois

Crise linguistique au Québec 2012


L'Université de Montréal, la plus importante université francophone en Amérique du Nord, vient de décider [par l'entremise de son école HEC] d'offrir un programme de maîtrise en administration uniquement en langue anglaise. Cette décision absurde reflète le profond désarroi culturel dans lequel notre société s'enfonce aujourd'hui.
Les raisons qui ont été officiellement avancées pour justifier la création d'un tel programme ne sont guère convaincantes. D'après les propos de Mme Kathleen Grant, directrice des communications et du recrutement de HEC Montréal, rapportés dans Le Devoir du 22 février dernier, il convenait d'offrir une maîtrise en anglais pour attirer plus d'étudiants étrangers, notamment ceux provenant de pays comme la Chine et l'Inde.
Pourquoi faudrait-il donc que les universités francophones du Québec concurrencent, en offrant des programmes de formation en anglais, les universités anglophones d'Amérique du Nord afin d'attirer des étudiants appartenant à des cultures historiquement liées au monde anglo-saxon? Si l'UdeM veut s'internationaliser et recruter plus d'étudiants étrangers dans le domaine des affaires, pourquoi ne se tournerait-elle pas plutôt du côté de la francophonie d'Europe, d'Amérique, d'Afrique et d'Asie en présentant HEC Montréal comme une école de gestion francophone de renommée mondiale?
L'esprit de concurrence qui hante actuellement nos universités conduit à ce triste dérapage: une grande université francophone du Québec se lance aveuglément dans l'enseignement en anglais et oublie sa mission fondamentale de faire rayonner la langue française dans tous les champs du savoir, y compris dans celui de l'administration et du commerce. Ce genre de programme aura en outre d'inquiétantes conséquences sur le plan de l'engagement des professeurs, ce que, bien sûr, omet de dire Mme Grant. L'anglais deviendra un critère de recrutement tout aussi important, voire plus important, que le français, et on se retrouvera avec des professeurs incapables d'enseigner en français.
Clientélisme et pragmatisme
Pour calmer les craintes que les francophones pourraient avoir à la suite de cette décision de HEC Montréal, Mme Grant allègue qu'en dehors des cours, les étudiants étrangers vivront dans un environnement francophone et qu'on leur servira à la cafétéria du pâté chinois et non du Chinese pie! En plus de relever d'une insondable sottise, cet exemple trahit un profond mépris pour le français et pour les Québécois francophones.
L'image qu'il véhicule de l'une et l'autre langue est ahurissante: d'un côté, l'anglais, langue du savoir, de l'enseignement supérieur, du prestige; de l'autre, le français, langue de la bouffe, du quotidien, de la trivialité. Pour des gens comme Mme Grant, le français au Québec ne servirait donc qu'à nommer le pâté chinois? Quel affront fait à tous ces Québécois qui ont contribué au rayonnement de la langue française dans tant de domaines!
Comme universitaires, nous ne comprenons pas comment les autorités de l'UdeM ont pu avaliser un programme de 2e cycle tout en anglais. Nous blâmons également les recteurs et les vice-recteurs de la Conférence des recteurs et principaux d'université du Québec d'avoir autorisé un tel programme, qui secondarise le français dans notre réseau universitaire. Hantées par le clientélisme et le pragmatisme de notre époque, toutes ces personnes haut placées semblent avoir perdu leur âme sur le plan culturel.
Où s'en va le Québec? Il semble aller à la dérive, tant il ne sait plus ce qu'il est. On accepte volontiers d'ostraciser une enfant de maternelle en lui mettant un casque en classe parce que ses parents bornés refusent, en raison de leurs croyances religieuses, qu'elle écoute de la musique. On censure, par accommodement déraisonnable, le texte de L'hymne à l'amour, un classique de la chanson française, de crainte de devoir engager un débat sur Dieu avec les élèves. Notre plus grande institution financière, la Caisse de dépôt et placement, ne se gêne pas pour engager des cadres unilingues anglophones et contraindre ses employés à tenir des réunions en anglais afin de communiquer avec eux.
Et voilà que HEC Montréal se met à créer des programmes de maîtrise tout en anglais. Force est de constater que l'identité québécoise est en crise et que le statut du français, malgré les discours convenus farcis de voeux pieux qui sont répétés pour nous rassurer, est de plus en plus précaire dans notre société, l'anglais étant toujours vu, aux yeux de l'élite et du peuple, comme la langue du prestige et du pouvoir. Comme Mme Grant nous l'a si aimablement rappelé, le français au Québec reste socialement la langue du pâté chinois.
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Claude Simard, Professeur retraité de la faculté des sciences de l'éducation de l'Université Laval et Claude Verreault, Professeur au département de langues, linguistique et traduction à l'Université Laval


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