La dernière crise financière: une tempête parfaite

Crise mondiale — crise financière



Les grands bouleversements de la nature ou de la société sont rarement le résultat d'un seul facteur. Plusieurs éléments se conjuguent pour produire une perturbation imposante et la plupart du temps inusitée et imprévue.
La dernière crise financière qui n'en finit plus convient bien à ce moule. Le système d'incitations, la réglementation et même les théories économiques et financières qui ont valu quelques prix Nobel à leurs auteurs ont empilé leurs effets néfastes pour produire ce qui nous concerne tous ces temps-ci.
Un système transparent et concurrentiel
Avant de discuter de ces éléments et pour bien en comprendre la portée, il faut souligner la transparence du système américain. Ce qui dans d'autres pays se règle avec discrétion et à pas feutrés prend aux États-Unis des proportions démesurées. Les marchés financiers américains sont particulièrement ouverts; ouverts à la concurrence, à la diversité et à l'innovation. On éprouve de nouvelles idées avec avidité et rapidité. Il ne faut donc pas se surprendre des soubresauts, et l'ampleur des dégâts reflète aussi l'importance des bénéfices que l'innovation et la concurrence procurent. Il y a ce que l'on voit et il y a ce que l'on ne voit pas. Les Américains peuvent généralement emprunter à des taux plus avantageux que les citoyens d'autres pays, y compris le Canada, où le système financier est plus concentré. Et, comme dans tout système ouvert, les tests et les expériences sont plus nombreux et plus importants, les ajustements sont aussi plus nombreux et plus dramatiques.
Des incitations mal structurées, ou comment attiser l'appât du gain
On attribue beaucoup au laisser-faire la débâcle présente. À juste titre, puisque certains comportements sont induits directement par une pratique de rémunération dont les incitations sont biaisées en faveur du gestionnaire et au détriment des consommateurs et des actionnaires. On définit des objectifs de performance basés sur la performance des concurrents (benchmarking); lorsque l'on excède ces objectifs, les bonis se déclenchent, et souvent de façon exponentielle. Guidé par l'appât du gain, le gestionnaire, pour dépasser son concurrent, fera comme lui, mais plus, plus vite, plus fort. Il prendra ainsi des risques accrus. Par ailleurs, comme les incitations sont asymétriques -- on bonifie la sur-performance mais on ne pénalise pas la sous-performance -- la prise de risques accrus convient bien puisque le grand coup est sur-rémunéré alors que le désastre entraîne peu ou pas de conséquences.
Une nouvelle réglementation pour les banques
Lors des excès des années 80, on amorça à l'échelle mondiale des modifications réglementaires dans le but de réduire les risques encourus par les institutions bancaires. Les banques et autres institutions de dépôts sont tenues de maintenir un montant de capital proportionnel à leurs prêts et à leurs actifs. Ces prêts ont des cotes de risque, si bien qu'un prêt sur carte de crédit demande un montant plus élevé qu'un prêt hypothécaire, lequel en requiert plus qu'une obligation du gouvernement. C'est à partir de ce moment que le terme hors bilan prit tout son sens. Les banques, de par leur nature, ont des contacts privilégiés avec leurs clients; pour maintenir ces contacts, elles continuent à accorder des prêts, mais après avoir récolté quelques frais, elles revendent ces prêts sous forme de titres que d'autres institutions se font un plaisir d'acheter, voyant là une bonne affaire. Autrement dit, elles gardent leurs clients et elles peuvent contourner les règles de capital puisqu'elles ne détiennent plus le prêt. Tant qu'il y aura des véhicules pour acheter ces prêts, la combine sera profitable. L'on voit bien qu'en réduisant le risque des banques individuellement, la réglementation a déplacé ces risques sur le système en général.
Cette combine, induite par la réglementation, toute légitime et légale, a amené dans son sillon des intermédiaires qui en ont accéléré le mouvement. Les courtiers financiers, comme tous les courtiers de ce monde, travaillent à la fois pour le vendeur et pour l'acheteur. Ils sont d'abord et avant tout grisés par la transaction, et moins par les intérêts de leurs clients. Ils ont encouragé les banques à prêter davantage en facilitant la revente de ces prêts sous des formes de plus en plus complexes, pour mieux les apparier à des acheteurs éventuels dont les besoins variaient.
Comme on a d'ailleurs pu le constater récemment, nombre de ces courtiers d'un côté conseillaient l'achat de ces prêts sous forme de titres et de l'autre côté, quand ils en possédaient, ils se dépêchaient de les revendre, les jugeant trop risqués.
Comme si tout cela n'était pas suffisant, les autorités réglementaires ont réussi à vaincre la longue résistance des comptables à ajuster le prix des actifs des banques en fonction des prix de marché et non selon la valeur d'origine (mark to market). Ainsi, si une banque détient une obligation dont la valeur au marché s'est dépréciée, elle devra en ajuster le prix dans son bilan et essuyer une perte. Le capital requis selon les règles doit alors augmenter dans une certaine proportion pour refléter cette baisse de valeur. Si une telle règle avait existé au début des années 80, quand les Brésil, Mexique, Argentine et autres pays ont arrêté de rembourser leurs dettes, beaucoup d'institutions financières n'auraient pas survécu et auraient dû faire appel à une forme de rescousse semblable à celle qu'on observe aujourd'hui.
Une mission sociale un peu trop zélée
Aux États-Unis, deux entreprises importantes favorisaient l'émission d'hypothèques résidentielles: Freddie Mac et Fannie May. Ces entreprises privées ont une mission sociale, appuyée par de l'aide du Congrès américain, celle de favoriser l'accès à la propriété aux individus en incitant les institutions financières à prêter sur hypothèque. Ce grand rêve américain est si prévalent qu'en plus de l'aide, ces compagnies sont aussi sujettes à des pressions continues. Il n'y avait plus de limites, ce que la fiscalité américaine encourage par ailleurs en permettant la déduction des intérêts hypothécaires. La bulle de l'immobilier nourrie par la réglementation décrite ci-haut carburait aux subventions d'organismes soi-disant privés, mais avec une mission soi-disant sociale.
Les Prix Nobel dans l'embarras
Vers la fin des années 70, de brillants économistes ont commencé à défier avec brio et conviction les théories de la finance de l'entreprise et des marchés. Plusieurs prix Nobel s'ensuivirent. Des intuitions nouvelles, toutes fondées, ont petit à petit pénétré le curriculum des principales universités, et ce, partout dans le monde. Le point culminant pour ce qui nous intéresse a été les méthodes permettant de calculer le prix et le risque en valeur des titres financiers. Le succès de ces écoles fut si grand que les départements de finance dans les écoles de gestion acquirent un ascendant intellectuel frisant l'arrogance ou même donnant dans celle-ci. Il en fut de même dans les entreprises; les nouveaux contre les anciens. La bataille de la nouvelle lumière face à l'obscurantisme et la superficialité de la tradition. La grande innovation fut d'associer le comportement de l'entreprise à celui du marché des titres boursiers en général. La spécification de cette relation est essentiellement statistique et, pour couper court, repose sur des hypothèses de comportement aléatoire qui se sont avérées un peu trop simplistes. Par exemple, selon la structure statistique proposée pour mesurer le risque, une variation journalière de 3,4 % d'un indice boursier ne devrait pas se produire plus de 58 fois en 87 années. Or, entre 1916 et 2003, une variation journalière de cet ordre ou plus grande se produisit 1001 fois. Une variation de plus de 7 % ne devrait se produire qu'une fois toutes les 300 000 années. Or, en 87 ans, on observa une telle variation 48 fois. Vous comprenez donc pourquoi vous vous sentez vieillir si vite depuis un an!
Juger ou comprendre?
Donc, si l'on relie les nouvelles règles de capital aux nouvelles normes comptables et aux mesures déficientes du risque et de la valeur, on comprend la débandade d'aujourd'hui. Elle suivait une euphorie qu'on croyait bien contrôlée mais qui a été bernée par des garde-fous qui s'avérèrent de papier mâché. Tout cela arrosé par une politique populiste en vertu de laquelle l'accès à la propriété d'une maison était un droit sacré. Enfin, il faut ajouter à cela l'intérêt des banques et des courtiers à multiplier les instruments financiers basés sur toutes sortes de prêts rendus de plus en plus faciles par leur dissémination. Puis, un jour, Sisyphe n'en pouvait plus de rouler sa roche et elle nous est tombée sur la tête.
On aura beau faire de la morale sur l'appât du gain, l'éthique douteuse et évidemment le sempiternel quolibet néolibéral, on ne changera rien. La période difficile que nous traversons exige une compréhension des forces qui ont contribué à cet état de fait. Si le marché financier a pris un ascendant marqué au cours des trente dernières années, le principal moteur n'a pas été une libéralisation autant que de nouvelles normes de régie imposées aux banques et autres institutions financières. Malheureusement, ces nouvelles régies reposaient sur une expérience un peu mince, une vision un peu simpliste et sur des préceptes financiers dont on a surestimé les fondements. Tous ces changements, y compris les préceptes de certains Prix Nobel, ont en fait repoussé le risque de l'entreprise vers la société. Quand on sent peu ou pas le poids du risque, on fait des abus, surtout si l'on peut s'enrichir, ce qu'on a fait jusqu'au scandale. Cette socialisation du risque se concrétise aujourd'hui par des interventions inévitables des trésors publics. Autrement dit, ceux qui ont fait rouler la machine n'auront pas à payer pour la réparer et ceux qui l'ont conçue devront retourner à la table à dessin.
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Léon Courville, L'auteur a été président de la Banque Nationale jusqu'en 1999. Il est aujourd'hui vigneron, propriétaire du Domaine Les Brome.


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