L'entrevue

La démographe qui rue dans les brancards

Michèle Tribalat dresse un tableau sombre de l'immigration en France

Accommodements ou Intégrisme - ailleurs dans le monde


Ceux qui comptent sur l'immigration pour contrer le vieillissement de la population, pour combler les déficits publics et pour garantir la croissance économique feraient mieux d'y regarder à deux fois. La démographe française Michèle Tribalat ébranle quelques certitudes à propos de l'immigration.
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Cela paraît simple et semble même tomber sous le sens. Puisque nous ne faisons plus assez d'enfants et que la population des pays occidentaux vieillit rapidement, il n'y aurait qu'à ouvrir les portes à l'immigration. Combien de fois n'avons-nous pas entendu ce raisonnement dans les médias? Pourtant, rien n'est moins évident, explique Michèle Tribalat. En se fondant sur des projections de l'ONU, la démographe française explique que, pour stopper le vieillissement, la France devrait accueillir 1,3 million d'immigrants chaque année jusqu'en 2025. Puis, il en faudrait pas moins de 2,4 millions par an entre 2025 et 2050. Des chiffres insupportables pour n'importe quel pays.
Empêcheuse de tourner en rond
«Cela n'empêche pas les chroniqueurs et les éditorialistes de parler régulièrement de l'importance de l'immigration pour contrer le vieillissement de la population, dit Michèle Tribalat. Certains mythes ont la vie dure. Pourtant, celui-là a été démonté mille fois.» Ce n'est là qu'une des certitudes que la démographe s'amuse à déboulonner dans son dernier livre, Les Yeux grands fermés, l'immigration en France (Denoël).
Directrice de recherche à l'Institut national d'études démographiques, Michèle Tribalat a participé aux travaux du Haut Comité à l'intégration (HCI). Partout, elle s'est fait la réputation sulfureuse d'une empêcheuse de tourner en rond. «En France, on fait très peu d'enquêtes sur autre chose que la diversité et les discriminations, dit-elle. À deux reprises, j'ai fait des estimations de l'importance démographique des populations d'origine étrangère étalées sur trois générations et j'ai fait un calcul pour estimer ce qui se serait passé sans l'immigration. On m'a aussitôt rangée dans les camps des supporteurs de Le Pen.»
Par peur d'alimenter un racisme qui serait latent, on éviterait certaines enquêtes, dit-elle. On préférerait n'enquêter que sur les discriminations subies par les immigrants sans jamais s'intéresser au phénomène pourtant observable de la constitution de ghettos. Quitte à déranger, Michèle Tribalat prêche pour que l'on étudie toutes les facettes de l'immigration et reprend à son compte ces mots de l'écrivain George Orwell: «L'abandon des illusions suppose la publication des faits, et les faits peuvent être désagréables.»
Un déficit démocratique
Michèle Tribalat, qui habite dans un des quartiers les plus colorés de Paris, le XXe arrondissement, brosse un tableau sombre de l'immigration en France. Aujourd'hui, contrairement au Canada, l'essentiel de l'immigration en France n'est pas lié au marché du travail. Elle est due à la réunification familiale, aux mariages avec des étrangers, aux réfugiés, aux étudiants ou aux régularisations d'immigrants illégaux. Or, cette immigration est essentiellement fondée sur des droits et relève de l'Union européenne depuis le traité de Lisbonne. Résultat, dit Mme Tribalat, le contrôle des flux migratoires est devenu pratiquement impossible.
«L'immigration en France et dans beaucoup de pays européens fonctionne sur des droits acquis, dit-elle. Pour entrer en France, il faut faire valoir un droit. Pour contrôler les flux, les pays essaient donc de réduire les conditions d'exercice de ces droits. Un gouvernement qui voudrait, par exemple, réduire de moitié l'immigration ne le pourrait pas, sauf à enfreindre les droits. Le Danemark a essayé en obligeant ceux qui accueillent un parent à prouver qu'ils gagnent 20 % de plus que le salaire minimum. Mais il vient de se faire condamner par la Cour européenne qui a rejeté ce seuil considéré comme arbitraire.»
Selon la démographe, La France n'a plus guère de prise réelle sur ses flux migratoires, le traité de Lisbonne ne lui accordant de compétence que sur la migration économique, par ailleurs pratiquement inexistante. «Cela crée un problème démocratique dans la mesure où personne n'a expliqué aux Français que l'immigration ne dépendait plus d'eux. La responsabilité démocratique ne peut plus s'exercer, les citoyens n'ayant aucun moyen de congédier les politiques ou d'en choisir d'autres pour faire une autre politique.»
L'effet sur les salaires
Ces problèmes sont accentués par le fait que les pays européens (contrairement au Canada) accueillent des immigrants souvent peu qualifiés. Des études américaines et britanniques ont montré que ce type de migration joue à la baisse sur les salaires des plus pauvres, dit Mme Tribalat. «Au Canada, vous n'acceptez que des immigrants qui ont de bons revenus ou des qualifications. Pour vous, l'effet sur les salaires est probablement positif puisqu'il permet de tirer vers le bas les plus hauts salaires et d'éviter les écarts trop grands. Cette immigration n'a probablement pas non plus d'effets négatifs sur les finances publiques. Les populations peu qualifiées qui immigrent en Europe ont un effet à la baisse sur les bas salaires. Ce qui accroît les inégalités.»
Mme Tribalat en a contre le discours unique que l'on entend sur l'immigration. Celle-ci ne peut se résumer à un simple calcul économique, dit-elle. Il faut prendre en compte les problèmes d'intégration. Il y a en France, dit-elle, des banlieues, comme La Courneuve et Clichy-sous-Bois, qui sont désertées par ceux que l'on n'ose plus appeler les «Français de souche», où trois enfants sur quatre sont d'origine étrangère et où les populations n'ont souvent pas besoin de parler français dans la vie quotidienne.
Comment expliquer ce discours unique? Entre autres choses, par le fait que les partis sociaux-démocrates ont changé de clientèle. «Ce n'est plus le petit ouvrier blanc qui les intéresse, dit Mme Tribalat. C'est le peuple martyr. La grande cause aujourd'hui, c'est la cause des sans-papiers. C'est une transformation incroyable. Ce n'est pas le peuple d'ici qui intéresse la gauche, c'est celui qui vient d'ailleurs.»
Mme Tribalat voit se dessiner une curieuse alliance entre cette nouvelle gauche et le patronat qui s'entendent pour abattre les frontières et favoriser la liberté de circulation. «À l'époque où les marchandises et les idées circulent si facilement, on trouve rétrogrades ceux qui veulent préserver leur marché du travail. On veut égaliser les conditions de travail à l'échelle de la planète. Pourtant, les hommes politiques sont élus par les citoyens d'un pays particulier dont ils sont censés défendre les intérêts.»
Les accommodements sans fin
Michèle Tribalat a lu le rapport de la Commission Bouchard-Taylor. Elle y a retrouvé le même soupçon permanent de racisme qui pèse aussi en France sur ceux qui osent s'interroger sur les bienfaits de l'immigration. Rappelons-nous les comparaisons avec Jean-Marie Le Pen auxquelles a eu droit Mario Dumont pour avoir simplement évoqué un gel des quotas d'immigration.
«Il y aurait un racisme latent qui n'attendrait que l'occasion pour se manifester en fonction des informations qu'on lui donne, dit-elle. Si la population pense que l'immigration est un désastre, il faudrait donc lui prouver à tout prix que c'est formidable. Autrement, on risquerait de remuer ce qu'il y a de plus vilain dans le petit peuple. Résultat: quantité d'études ne sont pas faites pour ne pas donner de grain à moudre au Front national.»
Selon Michèle Tribalat, l'idéologie des «accommodements raisonnables» consiste à examiner les problèmes par le petit bout de la lorgnette. «C'est une approche qui manque de profondeur de vue. On prend les choses une par une et l'on se dit: "pourquoi pas si ça ne nous gêne pas?". Mais quand ça devient un système et que l'accommodement devient une obligation légale, c'est le début d'un processus interminable. Dans les lycées, ça commence par une demande de viande halal, ensuite de couverts et de tables séparés, puis c'est les piscines, et l'on n'en finit plus. Si le rapport Bouchard-Taylor annonce ce qui s'en vient en France, je trouve ça drôlement inquiétant.»
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Correspondant du Devoir à Paris


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