AUX ORIGINES DE LA CORRUPTION. DÉMOCRATIE ET DÉLATION EN GRÈCE ANCIENNE

La démocratie, art de la dénonciation

17. Actualité archives 2007

Où passe la frontière entre la juste dénonciation du crime et la délation, ravageuse du lien communautaire ? Les cités grecques, dépourvues d'institutions publiques pour protéger la loi, confiaient à chaque citoyen le soin de dénoncer aux magistrats ceux qui violaient la loi. Vision idéalisée d'une démocratie participative qui considère chaque citoyen comme un militant au service de sa cité et feint d'ignorer les zones obscures de la nature humaine !
Carine Doganis, en se fondant sur l'abondante documentation athénienne relative aux dénonciateurs publics professionnels, les sycophantes, analyse la complexité d'une situation à la fois révélatrice des idéaux de la communauté et source d'une corruption inévitable de ces idéaux. Dans cette démocratie totale, la mobilisation permanente du citoyen au service de la loi impose à chacun une connaissance parfaite des mécanismes juridiques protecteurs de la démocratie : l'appel à la dénonciation constitue un processus d'apprentissage essentiel de la démocratie.
Mais entre l'idéal et les réalités de la vie politique s'est glissée la corruption. Non seulement parce que le dénonciateur qui fait condamner un citoyen pour des faits avérés reçoit une part importante de ses biens (la moitié, voire les deux tiers) - on comprend qu'on préfère s'attaquer aux riches -, mais parce que la sycophantie se révèle à l'usage un instrument de pouvoir en soi. La menace de dénonciation pèse sur quiconque a agi au service de la cité : a-t-il rendu compte exactement de l'usage des fonds à lui confiés, n'a-t-il pas proposé au peuple quelque mesure néfaste à l'usage, les raisons de dénoncer ne manquent jamais. Et à défaut d'aller à chaque fois devant les tribunaux, le chantage contraint le riche à négocier.
Maîtres de la rumeur, les sycophantes sont prompts à s'en saisir pour la transformer, l'amplifier, jouant à bien des égards le rôle des médias dans les démocraties modernes, où la réputation des politiques se fonde davantage sur l'image qu'en donnent les faiseurs d'opinion que sur des réalités objectives. Entre le sycophante et le démagogue, il y a à la fois alliance et méfiance car le premier peut détruire la puissance du second, que son influence a contribué à bâtir. Détestés des puissants, les dénonciateurs publics fondent leur autorité sur l'illusion de transparence qu'ils donnent au peuple, dont ils paraissent alors les porte-parole. Cette abolition de toute différence entre privé et public impose la participation de tous, selon la règle solonienne, rappelée avec force par Périclès dans son Oraison funèbre de 431, qu'un citoyen qui reste à l'écart du politique n'est pas un citoyen tranquille, mais inutile. D'où la hargne particulière des sycophantes pour les riches qui se tiennent à l'écart alors que leur fortune devrait les pousser à s'investir dans les affaires communes.
En analyste des institutions politiques, Carine Doganis souligne combien il est difficile d'évaluer les effets corrupteurs de l'institution sur la démocratie athénienne, puisqu'elle prétend agir au nom de sa défense quand ses adversaires l'accusent au contraire de la ruiner. C'est que, conclut Doganis, une institution même parfaite - faire de chaque citoyen le gardien des lois - ne vaut que par l'usage qui en est fait. Il n'existe pas de définition procédurale de la démocratie et elle varie selon la manière dont les citoyens se l'approprient.
La démocratie ne conserve sa substance qu'aussi longtemps qu'elle repose sur une culture politique et un imaginaire collectif partagés par l'ensemble des acteurs. Solon présupposait une société de confiance et la renforçait en instituant les citoyens comme gardiens des lois. La saine dénonciation corrompue en délation créa au contraire une société de défiance. Aussi lointaine de nous et différente qu'ait été la démocratie athénienne, réfléchir sur ses pratiques n'est pas indifférent à ceux qui s'interrogent sur l'avenir des démocraties contemporaines.
AUX ORIGINES DE LA CORRUPTION. DÉMOCRATIE ET DÉLATION EN GRÈCE ANCIENNE de Carine Doganis. PUF, 226 p., 26 €.
Maurice Sartre


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