L’AFFAIRE CARON-BOUTET

La cour suprême fidèle à elle-même

Une foi ardente dans la mystique raciale du Canada

Chronique de Me Christian Néron

Le jugement rendu par la Cour suprême dans l’arrêt Caron-Boutet a de quoi soulever l’indignation. Il nous laisse une fois encore l’impression d’un retour en arrière de cent cinquante ans. Le Canada de 1867 n’a pas changé et, surtout, ne va pas changer ! Le « contrat inégal » de 1867 se doit de rester… inégal ! La Cour suprême veille au grain. À cet effet, elle essaie de justifier sa décision en disant qu’elle n’a pas compétence « pour créer de nouveaux droits » en faveur des appelants, des francophones de l’Ouest.
Son coup d’audace est d’ajouter que « les droits linguistiques ont toujours été conférés de manière expresse ». Là-dessus, elle a raison en partie puisque, si l’affirmation est vraie pour les francophones, elle ne l’a jamais été pour les anglophones. Dans leur cas, « les silences de la loi » ont toujours été interprétés comme l’octroi d’une plénitude de droits linguistiques. Il y a donc là deux interprétations irréconciliables sur la ligne de fracture du Canada, soit la domination d’une race… et l’inévitable subordination de l’autre ! La Cour suprême se doit d’accourir chaque fois que les valeurs fondatrices du Canada sont mises en péril.
Toute doctrine qui devient un dogme peut être qualifiée de mystique. En ce sens, le racisme anglo-saxon a été l’une des grandes mystiques du XIXième siècle. Ce mysticisme nous a valu l’odieuse constitution de 1840, puis celle de 1867 qui n’a été que la version améliorée de la première. La Cour suprême ne s’est-elle jamais scandalisée de cette mystique d’une race prédestinée à dominer le Canada ? Absolument pas ! Elle s’en est fort bien accommodée dès sa création en 1875. Sa décision dans l’affaire Caron-Boutet n’est que le rappel d’une triste réalité fondée sur le droit de dominer. La théorie des appelants, nous dit-elle, n’est qu’un « amalgame complexe fait d’instruments, de phrases vagues, de déclarations publiques, de contexte historique ». Voilà qui règle le sort des droits historiques des francophones de l’Ouest ! En contexte colonial, le droit est toujours interprété en faveur du groupe qui a su imposer sa dominance. Le droit de dominer n’est-il pas le plus vieil instinct du monde !
La décision de la Cour suprême nous remet donc sur le nez cette dure réalité que « la Constitution du Canada » n’a été qu’un contrat inégal fondé sur une mystique de la race au service d’une volonté de puissance et d’expansion. Les magistrats nous disent « qu’ils ne peuvent créer de nouveaux droits ! » Alors il faut s’incliner : la loi n’a jamais reconnu de droits linguistiques au francophones de l’Ouest, même si leur présence sur ce territoire est bien antérieure à celle des anglophones. Par contre, le silence de la loi a été suffisant pour reconnaître aux anglophones une plénitude de droits linguistiques. Pour ces privilégiés, peu importe les mots, peu importe les silences, les droits linguistiques sont inhérents et sacrés. Qui ne se souvient, en décembre 1979, de cette décision où la Cour suprême a mis en charpie la loi 101 ! Bien sûr, la mystique raciale du Canada, en tant que dogme fondateur, avait été outragée. La loi 101 était sacrilège ! La Cour, scandalisée, se devait de réparer l’injure faite à une race blessée dans son orgueil.
L’argument juridique retenu par la Cour suprême pour rejeter la demande des appelants Caron et Boutet repose sur son interprétation de l’expression « droits acquis ». Bien sûr, elle reconnaît que leurs ancêtres s’étaient vus reconnaître leurs « droits acquis » d’avant la Confédération, mais, dit-elle, cette expression ne pouvait inclure les droits linguistiques ! Et pourquoi ? Tout simplement parce que, nous dit-elle du haut de son autorité, elle n’a jamais reconnu de droits linguistiques à des francophones sur la base d’une expression aussi vague ! L’expression « droits acquis » est manifestement trop vague ; il aurait sans doute fallu ajouter : « lesquels droits acquis incluent leurs droits linguistiques déjà expressément reconnus par la loi ». En ce cas, la formule aurait été un peu moins vague, et la Cour aurait pu se montrer plus conciliante. Pour ce qui est des anglophones, selon une logique contraire, le silence même de la loi constitue une plénitude de droits. C’est ça la Constitution du Canada ! Une mystique de la race qui perdure, et dont la Cour suprême a pour obligation de protéger le caractère sacré.
Selon la Cour, les expressions vagues utilisées par les représentants du Canada et ceux des Territoires à l’époque de la Confédération démontrent qu’ils n’ont pas réclamé de garanties linguistiques. Oui, mais qui étaient ces représentants qui ont négocié l’annexion des Territoires du Nord-Ouest ? Du côté du Canada, il s’agissait de George-Étienne Cartier, et du côté des Territoires, les représentants des métis francophones. Faut-il en conclure que leur choix d’« expressions vagues » démontrait une intention de renoncer à leurs droits linguistiques, et de se satisfaire de l’anglais ? Bien sûr que oui ! L’usage de l’anglais ne peut que rehausser le niveau de civilisation de n’ importe quel colonisé. Bien plus encore, l’humanité anglo-saxonne n’a-elle pas été prédestinée à civiliser le monde ! En tout cas, ces idées extravagantes ont été plusieurs fois exposées avec assurance dans l’enceinte même du parlement fédéral.
Pourtant, de 1867 à 1870, c’est George-Étienne Cartier, du côté du Canada, qui a eu la main haute sur tous les dossiers concernant les Territoires du Nord-Ouest. Bien que devenu fédéraliste, Cartier est toujours resté nationaliste. Il est impensable qu’il ait eu l’idée de sacrifier gratuitement les intérêts des francophones. Il était d’ailleurs bien placé pour savoir que le Canada moderne n’aurait jamais vu le jour sans l’argent du Bas-Canada. C’était même un argument qu’il n’hésitait à rappeler chaque fois qu’il le fallait : c’est l’argent du Bas-Canada qui a permis au Haut-Canada, en 1840, de se sortir d’une faillite qui le paralysait complètement. À l’Assemblée législative, devant la députation anglophone, Cartier n’avait pas hésité à le rappeler alors que les choses allaient beaucoup mieux : « Sans l’argent du Bas-Canada, vous seriez aujourd’hui la province la plus arriérée de l’Empire ». Pas un mot, pas un son, pas un bruit, n’a alors été entendu dans la salle. Les élus de Dieu, humiliés, sont tous restés saisis comme des statues de sel.
Cartier savait aussi que les années de prospérité et de construction des grandes infrastructures d’avant la Confédération avaient été financées à même l’argent du Bas-Canada. C’est en grande partie l’argent du Bas-Canada qui avait permis d’acheter les droits de la compagnie de la Baie d’Hudson pour £ 300,000 livres. C’est l’argent du Bas-Canada qui a permis de poursuivre la construction du chemin de fer jusqu’au Pacifique. Pourquoi les Canadiens français d’alors auraient-ils accepté de payer – idiotement ! – une telle fortune pour le seul triomphe des élus du ciel et de leur langue sacrée ! Leurs droits linguistiques valaient-ils si peu à leurs propres yeux ! C’est pourtant en ce sens que va l’interprétation de leurs « droits acquis » par la Cour suprême : les francophones ne seraient que des idiots utiles au service d’une race prédestinée à la domination du Canada.
En fait, si George-Étienne Cartier et les représentants des Territoires n’ont pas pris la peine d’ajouter « y compris leurs droits linguistiques expressément reconnus par la loi », c’est simplement qu’ils ne pouvaient imaginer qu’un jour des juges puissent interpréter de manière aussi outrageante l’expression « droits acquis ».
Ajoutons que durant les Débats parlementaires sur la Confédération, George Brown – à la fois impérialiste et francophobe – avait reconnu le rôle que les Canadiens français avaient jusque-là joué dans l’exploration de ces territoires ; il se disait même convaincu que leur participation serait essentielle à leur mise en valeur. Ni lui ni personne d’autre dans l’assemblée n’a alors émis l’hypothèse – insensée ! – que leurs « droits acquis » ne comprendraient pas leurs droits linguistiques. Malheureusement, la Cour suprême n’a pu résister à la vieille mystique d’une race prédestinée à établir sa dominance.
En 1867, George-Étienne Cartier avait imprudemment consenti à un « contrat inégal » entre les deux races fondatrices du Canada. Il n’avait toutefois pas prévu que la Cour suprême du Canada – alors inexistante – l’interpréterait un jour comme un « contrat de soumission ». En milieu colonial, le même genre d’indécence se répète infailliblement : la justice est d’abord et avant tout la primauté de l’intérêt du plus fort. L’égalité est donc une utopie à géométrie variable.
Christian Néron
Membre du Barreau du Québec,
Constitutionnaliste,
Historien du droit et des institutions.

Pour en savoir plus sur le mysticisme de la race au Canada, lire notre article Dans le placard des donneurs de leçons paru dans Vigile.net le 28 mars 2014.


Laissez un commentaire



4 commentaires

  • Me Christian Néron Répondre

    9 décembre 2015

    Pour faire suite au commentaire de Diane Gélinas au sujet de la décision
    de la Cour suprême de 2013, je voudrais apporter le quatre précisions sui-
    vantes :
    a) Les colonies de peuplement n'introduisent chez-elles que la partie du
    droit anglais dont elles ont besoin ;
    b) En 1731, le français était encore la langue de la justice et de la com-
    mon law ;
    c) La loi de 1731 est une dérogation expresse à la common law et, en ce
    sens, doit s'interpréter strictement ;
    d) Il est expressément écrit à la loi de 1731 « Cette loi ne s'applique qu'à
    cette partie de la Grande-Bretagne qu'on appelle ANGLETERRE ;
    Bref, cette décision de la Cour suprême est là encore une preuve de la sur-
    vie de la mystique de la race et de l'inégalité fondamentale du contrat de 1867.

  • Archives de Vigile Répondre

    8 décembre 2015

    Ajoutons qu'en 2013, la même Cour Suprême a rendu une décision à l'encontre de la Commission scolaire francophone de la Colombie Britannique qui avait déposé, en appui à sa demande, des documents écrits uniquement en français : la Cour a invoqué une loi vieille de près de 300 ans (sous Georges II d'Angleterre) pour déclarer irrecevables ces documents à moins de les faire tous traduire en anglais.
    De plus, en appui à vos affirmations sur le financement par le Bas-Canada... je vous réfère à cet article sur la dette du Haut-Canada envers le Bas-Canada publié sur Vigile dans un éditorial de Richard Le Hir le 31 juillet dernier :
    http://vigile.quebec/Si-les-conclusions-de-cette-etude

  • Archives de Vigile Répondre

    8 décembre 2015

    En Alberta et ailleurs au Canada, c'est peine perdue. Le maître mot, pour les Canadiens-français hors-Québec, c'est la réciprocité. Si le Canada est Anglais, par contre le Québec lui doit rester Français. Pour cela je vous encourage à voter pour le Parti Indépendantiste. Le parti nationaliste et identitaire canadiens-français.

  • Archives de Vigile Répondre

    7 décembre 2015

    Me Néron,
    Je vous remercie pour votre article vraiment instructif. Malgré mon manque de connaissance dans le domaine du droit, je constate que vous réussissez admirablement bien à illustrer clairement cette fresque historique que je ne voyais pas auparavant.
    PS: Permettez-moi de remercier Vigile pour la publication de vos articles.