La collectivité en panne

IDÉES - la polis

En 1983, le philosophe suisse Gilles Lipovetsky publiait un essai intitulé
L'Ère du vide : essai sur l'individualisme contemporain.
Je viens de relire cet ouvrage quasi prophétique. Je consacrerai les
prochaines lignes à vous causer de ce livre, toujours sur le marché, et qui
devrait se retrouver rapidement sur les rayons de votre bibliothèque
familiale ou celle de votre école secondaire ou de votre Cégep.
Le monde actuel est entré, depuis plus de deux décennies, dans une
approche purement individualiste de l’existence. Les autres ne comptent
plus. Chacun a raison de faire comme il fait, de penser comme il pense,
parce que c’est lui qui le fait et que c’est lui qui le pense. On vit dans
un état permanent du procès de l’autre. De l’auto-gratification de son
propre moi. Le nombrilisme à l’état pur. Cette façon de faire, d’agir ou de
penser touche autant les individus que les institutions. Jadis, chacun se
croyait soumis aux règles rationnelles collectives, à l’universel, au
primat de la raison. Les nouveaux guides prêchent et encensent l’hédonisme,
l’apathie, l’indifférence face à la collectivité. Rien de rigide n’encadre
maintenant les humains. Il n’y a plus de règle commune. Il n’y a plus de
normes universelles. La seule vertu qui prédomine c’est la satisfaction
immédiate des besoins de l’individu.
Jusqu’ici, vivre en société consistait en un échange de services.
Maintenant, la communauté humaine devient une société de libre-service.
Chacun y prend ce qui lui convient et critique la communauté qui ne lui
donne pas ce qu’il pense qu’elle devrait lui donner.

Devant la multiplication des choix, on propose une société ouverte, une
vie quotidienne sans impératif catégorique. Les relations de travail sont
partout modifiées. Les horaires deviennent souples, adaptées. Toute
coercition est évacuée. La vie doit être douce, sans contrainte. Le langage
entre les individus est feutré, neutre, aseptisé. Il doit tenir compte de
l’individu, de son approche personnelle, de sa vision des choses, de son
rythme personnel. Chacun s’enferme dans son monde. Jusqu’aux étudiants,
causant du manque de communication entre les personnes, et qui ensuite,
entre dans la salle de cours avec leur baladeur accroché aux oreilles.
Le phénomène de la pornographie n’est pas étranger à cette nouvelle
attitude narcissique. L’ordre ancien proclamait l’interdit, la censure. La
société individualiste «déstantardise» le monde sexuel. Le sexe est un
moment de séduction, uniquement accroché au plaisir. Chacun l’utilise comme
un besoin. Sa finalité est évacuée. Le nécessaire se confond avec l’utile.
Il est nécessaire d’avoir du sexe parce que par lui, on affirme son monde
le plus intime en se foutant ensuite de toutes les conséquences. Sexe à la
carte, comme tout le reste.
Le nihilisme philosophique
Le monde postmoderne, depuis deux décennies, cultive l’ère du vide. Le
nihilisme philosophique est adopté par différentes chapelles et, pour se
consoler d’une possible approche apocalyptique de l’existence, chante les
lendemains sans retour. Chacun habite son propre désert.
Conséquences : la désaffection de toutes les grandes institutions humaines
comme la famille, l’Église, les regroupements coopératifs, etc. Chacun
s’organise dans un climat d’indifférence totale envers l’autre. La quête du
sens de l’existence a complètement disparu du radar de toute une
génération. La notion antagoniste de bien et de mal n’existe plus. La
définition des réalités fondamentales de l’existence humaine demeurent
flottantes, parfois banalisées. Même la notion de sacré, si chère à nos
pères et à nos mères, a foutu le camp. Certains observateurs parlent bien
de l’arrivée de nouvelles valeurs. En creusant un tant soit peu, on
découvre rien de plus qu’un syncrétisme individualiste, une panoplie de
faux-fuyants qui créent une ambiance collée à un monde éphémère. On
voudrait bien changer ce monde. Mais on ne sait plus quels paramètres lui
accoler.
Privés d’une sorte d’étoile polaire sur laquelle toute cette génération
voudrait bien se fier, on songe à en finir avec une vie qui n’a plus de
finalité, qui se perd dans la satisfaction de tout ce qui se présente mais
qui ne satisfait rarement.
L’anxiété augmente à un rythme effarant. Les états dépressifs se
multiplient. L’animal humain, débarrassé de toutes contraintes, toujours
«cool» mais jamais rivé à un roc sur lequel il pourrait asseoir toute son
existence, cherche et ne trouve plus. Il se sent, parfois, tout aussi
vulnérable, désarmé, déculotté que tous ses devanciers. Il se trouve devant
l’inconnu qui l’embête constamment. Il se sent dépourvu devant l’immensité
des difficultés qu’il doit affronter seul.
Il y a quelques décennies la sensibilité politique permettait
l’accomplissement du moi et une ouverture sur l’autre. Devant le désert
social qui ne répond plus à ce besoin de socialisation, l’homme moderne se
sent abandonné, vidé de sa substance. La nouvelle morale, rivée uniquement
sur le plaisir, le comble quelques instants, mais ne lui permet pas de
retrouver son semblable. L’autre n’ayant plus de liens d’attaches solides,
il le voit uniquement comme un bien utile dont il peut se débarrasser à
loisir et qui le laisse perplexe, la solitude revenue.
Jadis, l’autre permettait à chacun de se retrouver. Le semblable
permettait à chacun dessiner un chemin d’accueil et d’ouverture. Tout au
contraire, maintenant, l’utilisation occasionnelle de la présence du
semblable le déroute et le déconstruit. L’homme est bien un animal social.
Mais il ne sait plus comment faire pour le révéler.
Le culte du moi
L’époque actuelle est caractérisée par le culte du moi. Pas étonnant que
les anciennes névroses aient été remplacées par ce sentiment du vide
intérieur. Chacun est tellement programmé par le culte du moi qu’il lui est
impossible d’aimer et de se sentir justement aimé. Il ne peut plus
accueillir l’autre tel qu’il est. Le moi ayant pris toute la place.
L’hédonisme ou le culte du plaisir, à cause de la consommation de masse,
est devenu la valeur fondamentale. L’homme moderne ne tient plus en place.
Il est ouvert au changement. Tous les modes de vie sont acceptables et
acceptés. On assiste alors à une démotivation générale pour la chose
publique, à l’essoufflement de la contestation, au «bien se sentir seul»
devant son écran cathodique, clavardant avec un monde virtuel où
l’imagination l’emporte toujours sur les gestes posés rationnellement. On
ne sait plus avec qui on communique, mais on a des centaines de noms pour
le faire qui s’alignent sur «facebook» afin de meubler une solitude de plus
en plus intolérable. Tous les choix sont possibles et bons. Il s’agit
d’ouvrir l’ordinateur et de pitonner.
Cette attitude de retournement sur soi-même a de graves conséquences dans
la vie publique. Il n’est plus possible de vivre pleinement la démocratie –
même si on en revendique le nom – si chacun vit dans son terrier. Les
résultats électoraux des dernières consultations populaires démontrent un
affaiblissement marqué du taux de participation des citoyens. On parle
toujours de démocratie. Mais, constamment on la bafoue, on l’écarte et on
vit en rejetant ses devoirs de citoyens. On se garde un îlot de «chialage»
quotidien contre le système mais on n’est pas prêt à lever le petit doigt
pour le modifier.
Pire encore, la vague d’hédonisme qui déferle sur l’Occident conduit bien
des travailleurs à abandonner leur travail quotidien parce qu’il ne
correspond plus à la jouissance maximale qu’ils souhaitent y trouver. Le
travail restant toujours astreignant et d’une certaine façon autoritaire –
on dépend habituellement d’un patron – on ne veut plus se soumettre à aucun
diktat venant d’un autre. Chacun veut être son propre boss, agir de la
façon qu’il lui plaît, dessiner un horaire à son goût, quitter lorsque bon
lui semble sans mesurer les conséquences personnelles ou collectives d’un
tel geste.
Le mode moderne a tellement axé toute l’existence sur la liberté
individuelle qu’il n’est pas étonnant de voir apparaître l’instabilité
politique à tous les niveaux. Les hommes ne veulent plus de maître. Y
compris le Maître suprême. Chacun est maître à bord de son embarcation et
dérive sur un son radeau personnel. Comme s’il était le seul sur la mer
enragée de l’existence. Pas étonnant qu’un bon nombre coule leur bateau et
s’enfonce dans la profondeur anonyme des eaux noires et inconnues de la
vie.
La croisière s’amuse
Que faire dans un monde qui est centré sur le culte du moi ? Rien d’autre
que de se divertir, de s’amuser. Et le divertissement postmoderne passe par
l’omniprésence de l’humour.
Au Moyen Âge, on riait. On se moquait, à des périodes fixes, de tout ce
qui bougeait. Tout le monde y passait : la famille, les institutions,
l’autorité, etc. Cette période de défoulement collectif avait un terme.
Aujourd’hui, non seulement on rit de tout, mais on rit sans cesse. Les
cotes d’écoute de la télé en font foi. Pour qu’une émission reste en ondes,
il lui faut une dose d’humour. Sinon, le public zappe.
Le rire est devenu la norme. La publicité en tient compte. La mode aussi.
L’âge humoristique a pris le pas sur l’âge esthétique. Le chic, c’est
l’originalité. On ne s’habille plus pour faire beau mais pour se faire
remarquer. On achète un jean percé pour choquer, faire rire, faire
exception. On ne veut plus s’habiller comme tout le monde ; on veut être
habillé pour être remarqué. Pour faire rire.
La vertu cardinale de cet âge de la consommation est axée sur les valeurs
individuelles. L’humour permet à chacun d’affirmer sa liberté d’esprit, se
forger une image dominatrice, supérieure, différente des autres qui
essaient d’en faire autant.

La politique n’échappe pas à ce courant humoristique. La candidature de
Coluche en France en est une preuve éclatante. Le Québec a toujours son
parti Rhinocéros. Afin que ceux qui ne croient plus à la démocratie se
donne l’illusion, en votant pour rire, que le monde va changer. L’ensemble
de l’art moderne (peinture, sculpture, dessins) n’échappe pas à l’humour.
On peint, on dessine, on caricature pour épater la galerie. Ce que fait
l’autre est vu comme du théâtre absurde par rapport à soi. Il faut en faire
du délire, de la moquerie. Lorsqu’on ouvre un journal, on court vite à la
caricature avant de lire les articles sérieux.
La sexualité n’est pas en reste dans ce courant de banalités, de moqueries
perpétuelles. Les films pornos abondent et la caractéristique d’un bon
nombre de ces productions visent à faire rire. Grâce à la technologie, on
peut faire du sexe une parodie constante et universelle. La multiplication
de ces sites sur le Net en est la preuve flagrante. Usant de procédures
devenues courantes, on peut changer le sexe d’une personne, la
métamorphoser d’homme en femme ou vice versa, lui ajouter ou retrancher
quelques attraits. Les initiés font courir leurs trouvailles sur le Net.
Bref, devant le vide, on essaie de trouver quelque chose qui peut le
combler. Le stade humoristique ne vise qu’une chose : la
désubstantialisation de l’être humain. N’ayant plus la capacité de se voir
tel qu’il est dans sa condition fondamentale, l’être humain travestit son
existence en s’en moquant. Si la moquerie, comme dit le proverbe, est l’âme
des faibles, la planète est en train de suffoquer.
Que faire ?
Résolument, chacun doit multiplier autour de lui les rapports d’être à
être. Lutter de plus contre ce courant d’anonymat qui prolifère à tous les
niveaux d’activité humaine, comme un tissu cancéreux. En d’autres termes,
chacun doit se considérer comme un serviteur. Serviteur de la vérité,
compagnon du bien, bâtisseur de liberté. Il ne suffit pas de dire que ce
monde va vers sa ruine. S’il y est conduit, comme par nécessité, c’est
qu’il portait en lui le principe de sa destruction. L’espérance est
toujours possible. La crise que traverse l’homme occidental affirme Gabriel
Marcel est une crise métaphysique. La pire illusion est de s’imaginer que
tel ou tel aménagement social, politique ou institutionnel pourrait suffire
à apaiser une inquiétude qui vient du tréfonds même de l’être. L’homme est
plus que la mesure de toutes choses. Le relativisme ambiant conduit
inévitablement à un humanisme dégradé. Un humanisme de la moisissure. Il ne
tient qu’à nous de prendre les voies difficiles et exigeantes de la
recherche du vrai, du beau et du bien, afin de quitter résolument les
ornières du pessimisme qui gangrène tout le climat actuel. Est-il permis,
bref, de bâtir de l'indédit (comme faire un pays !) quand tous les
ingrédients sont aux antipodes d'une réalisation potentielle?
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --


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2 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    18 avril 2009

    Bonjour!
    «Le Québec est une force qui va son petit bonheur de chemin.Le tort de ses citoyens c’est d’en douter.Il faut se méfier d’un calme apparent.Nous vivons pour l'instant une période de gestation.Il y a des choses qui couvent et qui ne devraient pas tarder à émerger.On sent qu'il y a des choses qui viennent d'un point de vue social et politique.On fait aujourd'hui de l'économisme à tous crins. Les préoccupations dominantes sont d'ordre économique. L’aventure économique,seule elle ne suffira pas à faire arriver le pays Québec.L’idée que le Québec doit devenir un État complet, un pays indépendant est loin d'avoir disparu.Elle est enracinée.Il n'y a jamais eu d'abandon. L'essentiel est de ne jamais perdre de vue les objectifs auxquels on croit et qu'il faut atteindre.»---René Lévesque,1987

  • Archives de Vigile Répondre

    16 avril 2009

    Bonjour
    << Faibles, incertains, perdus d’idées ou de leur absence, cyniques, moraux, immoraux, moralisateurs, sincères, combinards, naïfs, astucieux, angoissés mais affichant une assurance et des certitudes à usage purement extérieur, paumés comme nous tous mais toujours prêts à montrer le chemin, vous êtes vraiment représentatifs de ce que nous sommes. >>
    Romain Gary: Lettre d’amour aux hommes politiques
    << L’oeuvre du législateur n’est point complète quand il a seulement rendu le peuple tranquille. Lors même que ce peuple est content, il reste encore beaucoup à faire. Il faut que les institutions achèvent l’éducation morale des citoyens. En respectant leurs droits individuels, en ménageant leur indépendance, en ne troublant point leurs occupations, elles doivent pourtant consacrer leur influence sur la chose publique, les appeler à concourir, par leurs déterminations et par leurs suffrages, à l’exercice du pouvoir, leur garantir un droit de contrôle et de surveillance par la manifestation de leurs opinions, et les formant de la sorte par la pratique à ces fonctions élevées, leur donner à la fois et le désir et la faculté de s’en acquitter. >>
    Benjamin Constant: De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes