L'odeur de la poudre

1759-2009 : la résistance

Il y a des gens qui aiment l'odeur de la poudre. C'est plus fort qu'eux. Laissez-les quelques instants seuls et les voilà qui jouent au petit soldat. À la moindre occasion, ils brandissent la hallebarde ou le mousquet. Après l'Europe et les États-Unis, le virus vient de gagner le Québec, où la Commission des champs de bataille caresse le projet de reconstituer la bataille des plaines d'Abraham.
Autrefois, ces adolescents attardés se contentaient de soldats de plomb. Maintenant que les pédagogies nouvelles obligent à «vivre l'événement» en «temps réel», l'histoire s'est mise à la «living history». Le mouvement est d'abord apparu en Angleterre dans les années 60. Une dizaine d'années plus tard, il s'est emparé des Français. On a alors vu déferler sur l'Europe des hordes de figurants en cottes de mailles se prenant pour les héros de la bataille de Bouvines (1214). À Warwick, chaque année, la «living history» tient un salon international qui permet aux fidèles de s'approvisionner en cuirasses romaines ou en heaumes médiévaux.
Ce goût immodéré pour les jeux de guerre semble surtout toucher les nostalgiques de la grandeur passée des anciennes puissances coloniales. Les Britanniques ont ainsi trouvé le moyen de reconstituer récemment quelques-unes de leurs plus grandes victoires militaires. Un rapport récemment publié en France faisait d'ailleurs remarquer cette propension des Britanniques à entretenir le souvenir de leurs exploits militaires quelles qu'en aient été les conséquences.
En juin 2005, le Royaume-Uni soulignait avec faste le bicentenaire de la bataille de Trafalgar, où Nelson a vaincu la flotte franco-espagnole. Pour ne pas froisser les susceptibilités, on avait soigneusement biffé le mot «célébration» et évité d'inviter des figurants français et espagnols. Paris se contenta d'une participation polie en envoyant le porte-avion Charles-de-Gaulle.
Tous les ans, plus de 2000 figurants se retrouvent au mois de juin à Waterloo pour rejouer la déroute de Napoléon. Alors pourquoi pas les plaines d'Abraham? s'est demandé naïvement le président de la Commission des champs de bataille. André Juneau oubliait de rappeler que la France ne participait évidemment pas à cette reconstitution d'une de ses plus cuisantes défaites. Celle-ci ne se déroule d'ailleurs pas en France, mais en Belgique, où l'événement est sous la responsabilité d'une société privée, ce qui n'est pas du tout le cas de la très politique Commission des champs de bataille.
Lorsque des Allemands et des Tchèques, essentiellement pour des raisons touristiques, décidèrent de commémorer les bicentenaires des batailles d'Iéna et d'Austerlitz, les Français refusèrent d'y participer. Comme l'écrivait l'Américain Steven Englund, spécialiste de Napoléon, Austerlitz avait beau être une victoire française, il n'y avait «aucun motif pour commémorer une victoire qui affermit un régime exerçant une domination presque coloniale sur l'Europe».
Parlant de domination coloniale, quelle autre signification peut bien avoir ce qui s'est passé il y a 250 ans sur les plaines d'Abraham? Avant 1759, les habitants de la Nouvelle-France vivaient peut-être sous le joug d'un roi rétrograde, mais c'était le leur. En 1760, ils sont passés au statut de peuple colonisé. Qui aurait le culot de commémorer la bataille de Kinsale en 1601, alors que les troupes britanniques écrasèrent celles d'O'Neill et d'O'Donnell en Irlande? Faudrait-il fêter les razzias du général Bugeau qui permirent d'asseoir la domination française en Algérie? L'Inde serait-elle assez folle pour rejouer la destruction de Pondichéry par les Britanniques, qui renforça la suprématie de l'Angleterre avant le traité de Paris? Pendant qu'on y est, invitons nos amis de Kanawake à faire de la figuration dans la reconstitution du massacre du Long-Sault, où Dollard des Ormeaux triompha d'une bande de méchants sauvages.
Il n'y a que des esprits égarés ou masochistes pour ne pas saisir le ridicule de cette affaire. Ceux-là pourront toujours prétendre que les quelques privilèges arrachés à l'Empire valaient bien le joug colonial. 1759 marque pourtant le point de départ du lent déclin des francophones au Canada. Un processus qui ne s'est jamais interrompu et qui semble toujours aussi irrémédiable 250 ans plus tard.
Reconnaissons tout de même à la Commission une étonnante fidélité à sa mission première. N'a-t-elle pas été créée lors du tricentenaire de Québec? L'Empire voulait alors s'assurer de la fidélité des Canadiens français, chez qui le souvenir de l'interdiction des écoles françaises dans l'Ouest était toujours vivace.
En 2008, Stephen Harper prétendait sur toutes les tribunes que le Canada avait été fondé par Champlain en 1608 et qu'il fallait s'en réjouir. L'année est à peine terminée qu'il faudrait célébrer avec la même ferveur la conquête de ce même Canada par une puissance coloniale! N'importe quel pays normal reconstituerait plutôt la victoire des Patriotes à Saint-Denis ou l'insurrection dirigée par Mackenzie à Toronto en 1837. Tout le malentendu canadien est là. Si le Canada préfère commémorer une conquête coloniale, c'est qu'il se perçoit toujours comme l'héritier de cet empire disparu plutôt que de ceux qui l'ont combattu. Comment s'étonner que tout cela dégage une affreuse odeur de poudre?
crioux@ledevoir.com


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