L’Octobre des poètes

Crise d'Octobre '70 - 40e anniversaire


Toute poésie est résistance, par définition. Au Québec, les poètes ont ouvert les chemins de l’identité, avant de lancer les mots de la révolution. Certes, la révolution intellectuelle et socio-culturelle des années 1950 et 1960 a été qualifiée de tranquille et elle le fut réellement, faisant entrer le Québec dans la modernité.
Mais l’histoire n’oubliera pas une certaine violence de la revendication identitaire qui déboucha sur les événements d’octobre 1970, quand le Front de libération du Québec (FLQ) enleva deux personnalités politiques et le gouvernement fédéral canadien mena la répression en proclamant la Loi des mesures de guerre, qui permettait au premier ministre Pierre Elliott Trudeau de jeter en prison sans preuve cinq cents militants, artistes, poètes et sympathisants de la cause indépendantiste.
Une certaine définition du Québec
Dès les années 1950, aux éditions de l’Hexagone et à la revue Liberté, puis dans les années 1960, autour du mouvement de la revue Parti pris, les poètes ont défini le Québec, sa langue et sa culture contre l’aliénation et le colonialisme. L’histoire littéraire a retenu les poèmes de Gilles Hénault, Roland Giguère, Jacques Brault, Paul Chamberland et Gaston Miron, entre autres.
En 1968 et 1969, au programme du spectacle Chansons et poèmes de la Résistance, présenté à travers le Québec en faveur des prisonniers politiques Pierre Vallières et Charles Gagnon, on retrouve notamment Michèle Lalonde, qui crée son fameux poème Speak White, ainsi que Gilbert Langevin, Raoul Duguay, Gérald Godin, Paul Chamberland, Claude Gauvreau, Gaston Miron et Gilles Vigneault.
Quand éclate Octobre 1970, le Québec de la Résistance passe de la parole aux actes. La politique prendra bientôt le relais avec le Parti québécois. Que font les poètes? Ils continuent d’occuper le langage. Dans les années 1970 et 1980, la poésie interrogera désormais les destins individuels, participant du destin collectif. Les poètes auront gardé en mémoire les Événements d’octobre 1970. La plupart en exploreront la mélancolie dans leur poésie de solitude. D’autres seront plus explicites, qui pourraient être appelés «les poètes de l’Octobre 1970».
Sans réduire leurs œuvres à ce seul thème, on peut recenser au moins une douzaine de poètes qui n’ont cessé de se référer aux Événements d’octobre 1970 jusque dans les années 1990.
Libertés surveillées
Pierre Perrault, le premier, affirmait dès février 1971 que «toutes les révolutions sont stupides sauf celles qui réussissent». Son recueil intitulé En désespoir de cause (repris dans Chouennes, 1975), écrit à chaud durant les événements de 1970, nous met en garde: «que surtout parler d’octobre ne serve pas / d’alibi / à ceux qui n’ont que la parole».
Puis Gérald Godin, qui fut emprisonné injustement avec cinq cents autres personnes innocentes durant la Loi des mesures de guerre, publiait en 1975 son recueil Libertés surveillées (repris dans Ils ne demandaient qu’à brûler, 1987). Il y rappelait, bien sûr, les Événements: «Quand les bulldozers d’octobre entraient / dans les maisons à cinq heures du matin / […] Quand les colombes portaient fusil en bandoulière …» Son poème, avec pour motif «à cinq heures du matin», n’est pas sans rappeler celui d’Antonio Machado pour Frederico Garcia Lorca, le poète espagnol victime du fasciste Franco.
Comment ne pas signaler aussi le poème déchirant de Michel Beaulieu, L’Octobre (1977)? On y lisait: «fragiles éclisses fixées dans les yeux / un peuple va qui débusque ses songes / tu lui dis des mots sans importance / aucune sans lendemain peut-être bien / des mots tirés du fond de l’agonie».
Chez Michèle Lalonde, la poésie devient la chronique de la révolution dans des poèmes intitulés justement Événement d’octobre, Territoire intérieur et Portée disparue, réunis dans Défense et illustration de la langue québécoise (1979). On peut dire qu’avec elle la poésie n’a jamais baissé pavillon.
Un révolutionnaire dépossédé
Il faut relire aussi le recueil de l’ex-felquiste Jacques Lanctôt, qui fut exilé à Cuba et en France: Rupture de ban. Paroles d’exil et d’amour (1979). Nous y retrouvons le journal d’un révolutionnaire dépossédé qui traverse les marais de la mélancolie, seul avec son rêve, dans la crainte d’un retour au pays réel. Pathétiques encore aujourd’hui et certes romantiques sont ces proses douloureuses et d’une seule coulée au bord du désastre: «or je suis déchu de toute identité propre je me calque et recalque sur tout ce qui bouge et me ressemble exultant aux mots-gâchettes d’un hubert aquin chez qui je siphonne (en vain) des résidus d’encre pour me continuer un jour une semaine une saison en mots glauques…».
En pleine Crise d’octobre 1970, Yves Préfontaine avait publié Débâcle suivi de À l’orée des travaux. Plus tard, il fera paraître Les déserts maintenant (1987, repris dans Parole tenue, 1990), un recueil de poèmes écrits entre 1971 et 1975 où le poète se souvient des ruptures, des silences et de «l’effacement des signes» causés par la Loi des mesures de guerre: «Le chant jamais ne sera plus scansion d’un temps de certitude».
C’est le désespoir qu’écrira Micheline La France dans Le Soleil des hommes (1980): «Je suis au cœur d’un rêve créé pour masquer nos lâchetés. // Je suis le cœur d’un pays voué à la mort / et qui veut vivre / et je pourris doucement / dans l’exacte mesure de ma peur et de mon silence // Je veux crever le rêve car la vie est dehors / Des mots! Je suis seul et je mens!»
Le thème du Québec identitaire resurgira chez quelques poètes plus jeunes, dont Michel Savard qui, dans son recueil Le Sourire des chefs (1987), jouera de l’ironie: «ainsi nous sommes / tous d’octobre peut-être / avons-nous donné peut-être / avons-nous été donnés allez donc / chicaner aujourd’hui la différence / prêter à ce ridicule / qui vous immortalise».
Renouer avec les mots de la colère
La résistance des poètes a ensuite délaissé le romantisme à l’emporte-pièce pour le cri perçant du hibou. Le poète fréquente les nuits de son peuple, il accompagne les errances de chacune et chacun, dorénavant. Il a renoué avec les mots de la colère, contre toute complaisance. Chez Michel Garneau, par exemple, qui, après le référendum perdu de 1980, publie Dans la jubilation du respir le cadeau (Poésies complètes 1955-1987, 1988). Ici le poète résiste au désespoir et continue de s’identifier à la conscience collective: «oui je suis plein d’une vieille rage / c’est la rage de mon peuple / c’est pas moi qui l’ai inventée / je l’ai reçue en héritage / et je sais qu’il faut qu’elle règne / sinon c’est elle qui nous tuera».
Durant l’époque des années 1980, baptisée post-moderne, où l’artiste a lancé son «je me souviens», les poètes québécois abordent le thème du pays sous l’argument culturel de la langue. Il serait intéressant d’explorer des publications de poètes de toutes tendances, de Nicole Brossard à Jean-Paul Daoust, de Claude Beausoleil à Louise Dupré, d’Yves Préfontaine à Michael Delisle et Bernard Pozier, qui, à travers les thèmes de leurs œuvres, résistent à la disparition de la langue française et de la culture québécoise en Amérique.
«Il n’y a rien de plus terrible que de se faire effacer», écrit Pauline Harvey dans un texte qui est un cri du cœur et qu’elle a intitulé Montréal français (1990). Courant sur onze pages et sous forme versifiée, ce texte est une profession de foi envers la langue française contre l’anglaise qui prédomine et nous rappelle que les poètes du Québec ont toujours été présents dans leur Histoire.
Certes, le texte de Pauline Harvey tient plus du manifeste que du poème, mais il s’impose comme un écho des poésies de Paul Chamberland (L’Afficheur hurle, 1964) et de Michèle Lalonde (Speak White, publié en 1974), s’incarnant dans la situation historique de 1990. Écrit comme «réaction-intervention pour la défense de la Loi 101» pour la protection de la langue, Montréal français est d’abord un éloge passionné de Montréal comme ville de la mémoire et d’une culture:
«Nous avons inventé cette ville

Cet air de ville du Nord avec sa drôle de voix

Cette drôle de ville du Nord de l’Amérique avec sa voix française

Nous avons inventé cette baroque de ville avec son courage

Avec le sang des poètes et les cris dans les yeux des enfants

Et la fatigue dans les corps des ouvriers

Et les robes des filles et avec notre accent

Et la ville est à nous et elle nous ressemble et la ville parle français

[…]

Montréal c’est notre histoire incrustée dans le béton».
Miron, emblématique
Ainsi, vingt ans après les événements de 1970, l’Octobre québécois faisait encore partie de la conscience littéraire. Les poètes continueront de l’exprimer à travers leur destin personnel et leurs œuvres et de réaffirmer une présence de la langue et d’une culture françaises en Amérique.
Gaston Miron, devenu depuis sa mort en 1996 un poète emblématique de la présence québécoise dans le monde, avait publié son poème L’Octobre dès 1956 sous un autre titre, puis en 1963 comme faisant partie de la suite La vie agonique dans la revue Liberté: «Nous te ferons, Terre de Québec / lit des résurrections / et des mille fulgurances de nos métamorphoses / (…) l’avenir dégagé / l’avenir engagé». Ce poème parut ensuite dans la première édition de L’homme rapaillé, en avril 1970, six mois avant les événements, comme le rappelle Miron lui-même dans l’édition annotée de L’homme rapaillé en1994.
Le poème L’Octobre préfigure la révolution québécoise et a précédé les événements de 1970, durant lesquels Gaston Miron subira lui aussi la prison avec d’autres militants. Cependant, le poète restera toujours engagé envers son pays rêvé. Dans la revue de Pierre Seghers, Poésie 1984, en France, il aura fait paraître des poèmes jusqu’alors inédits (repris dans le recueil posthume Poèmes épars, 2003), où «l’homme agonique» est passé à la question métaphysique, voyageur d’une éternelle quête du sens d’être au monde, qui porte toujours en lui cette blessure d’un Québec comme pays inachevé:
«Tu es loin de chez toi, Archaïque Miron,

où c’est pareil ici, le froid du monde

en toi, et le Québec, toujours lui,

qui te remonte à la gorge,

morsure au cœur.»
***
L'auteur a été directeur des pages culturelles et journaliste littéraire au Devoir de 1977 à 1991.

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Jean Royer2 articles

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