J'ai rencontré Pierre Falardeau pour la dernière fois en avril dernier, lors d'un lancement. À la faveur du longuet boniment de présentation, je suis sorti sur le perron pour aller tirer une touche. Falardeau, qui ne fumait plus mais que l'odeur du tabac grillé enivrait toujours, m'a suivi. Il voulait discuter. Il adorait ça. Il savait que j'avais des réserves à l'égard de certains éléments de son discours militant et il aimait les entendre, pour les mettre à l'épreuve et se mettre à l'épreuve.
Ses adversaires, pour le discréditer, l'accusaient de prôner un nationalisme ethnique, voire de flirter avec le racisme. C'était, bien sûr, n'importe quoi. Le racisme était étranger à Falardeau, qui avait pour modèles et idoles des militants de toutes origines. Il entretenait néanmoins une certaine ambiguïté à cet égard en affirmant, par exemple, que 60 % des Québécois avaient voté pour le Oui en 1995. Y a-t-il donc eu des non-Québécois qui ont voté lors de ce référendum? Je contestais cette vision des choses et Falardeau m'écoutait, tout en cherchant à clarifier sa pensée.
Pour lui, un Québécois n'était pas nécessairement un descendant des anciens Canadiens français. C'était n'importe quel citoyen de notre territoire qui avait choisi le Québec et sa substance, c'est-à-dire cette culture française d'Amérique. Amateur de boxe, Falardeau m'avait proposé un exemple tiré de cet univers. Ainsi, selon lui, on pouvait dire de Jean Pascal qu'il était un Québécois parce qu'il avait pleinement choisi de s'intégrer à l'univers de référence québécois. Joachim Alcine, par contre, demeurait un Haïtien en territoire québécois, notamment par son attitude religieuse. «Si je déménage dans le Grand Nord, a ajouté le cinéaste, je ne deviendrai pas ipso facto un Inuit! Je serai un Québécois dans le Nord.» Son nationalisme, comme celui de Fernand Dumont, n'était donc pas ethnique mais culturel, et je vois mal comment l'en blâmer, à moins de prôner une triste uniformisation des cultures, qui se réalise toujours au détriment des plus minoritaires d'entre elles.
De la rage
Mais fallait-il, poursuivais-je, être indépendantiste pour, en fin de compte, être vraiment un vrai Québécois? Son discours, en effet, semblait souvent suggérer cela. Or, si «60 % des Québécois avaient voté pour le Oui en 1995», cela signifiait donc, logiquement, qu'on pouvait être un Québécois et avoir voté pour le Non. Les 40 % restants étaient-ils des Québécois? «Ben sûr, finit par admettre un Falardeau qui ne pouvait nier que ces derniers adhéraient aussi à l'univers de référence culturel québécois, mais je les haïs.»
C'était là notre principal point de désaccord. Sur la question d'un nécessaire nationalisme culturel, nous étions, au fond, d'accord, malgré l'ambiguïté entretenue de son discours. Sur la haine, nous ne l'étions pas. «T'es trop catholique», me lançait Falardeau. Peut-être, mais il y avait plus que ça. Falardeau pratiquait une sorte d'«idéologisme» qui lui faisait considérer les Québécois fédéralistes comme des ennemis radicaux. Il n'espérait même pas les convaincre; il les combattait.
Je refusais -- et je refuse toujours -- ce radicalisme, pour des raisons de morale et de stratégie. Moralement, en effet, je ne conçois pas que l'on puisse, dans un contexte démocratique, haïr des compatriotes sur la base d'un différend politique. Je considère donc les fédéralistes québécois comme des adversaires et non comme des ennemis à terrasser. J'ai des amis dans leurs rangs. Stratégiquement, je reste convaincu que Falardeau faisait erreur. La souveraineté devra se faire démocratiquement et, pour cela, il faudra convaincre de changer d'opinion ceux qui ne partagent pas cet idéal. «Ce n'est pas en les insultant qu'on y arrivera», disais-je à Falardeau. «T'as peut-être raison, me répliquait-il, mais moé, chu pas capable de faire autrement.»
«J'aimerais parfois trouver un ton plus rassembleur, a-t-il écrit dans Rien n'est plus précieux que la liberté et l'indépendance, mais la passion pour mon pays m'aveugle. J'espère qu'on me pardonnera la rage qui m'habite, le dégoût profond pour tout ce qui peut servir nos ennemis.» Par tempérament, il avait donc fait le choix de «prêcher aux convaincus [...], car même les convaincus finissent par abandonner si on ne les encourage pas». Ce n'est pas faux, bien sûr, et, dans cette mission, Falardeau fut l'un des meilleurs d'entre nous.
À la mort de Falardeau, j'entendais le critique de cinéma Michel Coulombe dire, à RDI, que le cinéaste et pamphlétaire n'aimait pas les intellectuels et qu'il refusait ce titre. Une chance pour le critique que Falardeau était désormais réduit au silence, parce qu'il aurait passé un mauvais quart d'heure. Le père d'Elvis Gratton, en effet, était un intellectuel -- la conversation évoquée plus haut le montre -- et revendiquait ce statut. Ce qu'il détestait, c'étaient ceux qu'il appelait «les intellectuels à gages», qui jouaient le jeu de la complexité pour déconsidérer le sentiment national.
Dans Cinq intellectuels sur la place publique, un ouvrage collectif publié en 1995, il a signé une contribution intitulée L'anti-intellectualisme? Connais pas!, dans laquelle il expliquait que ni les Québécois (il embellissait un peu les choses ici) ni lui ne souffraient de cette tare. «Sans faire de l'angélisme, écrivait-il, je crois que le peuple finit toujours par reconnaître les intellectuels qui lui parlent ou qui réussissent à traduire en mots, en musique, en films son propre discours. Il reconnaît au bout du compte qui est de son bord et qui est contre lui. Mais l'affection du peuple, ça se mérite, ça se gagne. Le peuple s'est fait fourrer tellement souvent. Il attend, il veut voir, il prend son temps.» Et Falardeau évoquait Michel Chartrand, René Lévesque, Pierre Vadeboncoeur, Pierre Perrault, Gaston Miron, Lionel Groulx, Fernand Séguin et Léo-Paul Lauzon.
Sartre disait de l'intellectuel qu'«il n'a donc qu'un moyen de comprendre la société où il vit: c'est de prendre sur elle le point de vue des plus défavorisés». Falardeau a-t-il fait autre chose?
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