Éradication des langues régionales en France

L'Histoire dit autre chose...

XIIe Sommet de la Francophonie - Québec du 17 au 19 octobre 2008



L'affirmation de [M. Jean-Claude Monneret (Le Devoir, 2 juillet 2008)->14320
] selon laquelle il n'y a jamais eu de «politique d'éradication» des langues régionales en France relève d'une mauvaise foi étonnante. Il faut rappeler que l'idéologie de la Révolution française, qui est à la source de nombreuses perceptions contemporaines en France, reposait en partie, précisément, sur cette politique.

En 1794, l'abbé Grégoire, dans son Rapport sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage de la langue française, déplorait que le français, qui «a conquis l'estime de l'Europe» et qui est usité «même dans le Canada», reste «encore ignoré d'une très grande partie des Français». En prenant modèle sur l'unilinguisme des États-Unis, où «tout le monde sait lire, écrire et parler la langue nationale», il souhaitait «uniformer [sic] le langage d'une grande nation» et anéantir les «patois», qualifiés de «derniers vestiges de la féodalité détruite».
Unilinguisme
Comme la proposition faite quelques décennies plus tard par lord Durham, consistant à assimiler les Canadiens français, l'entreprise de Grégoire était menée au nom du progrès social. Face à une aristocratie qui, à ses yeux, monopolisait le français, Grégoire entendait remplacer la hiérarchie de l'Ancien Régime par un nouvel égalitarisme fondé sur l'unilinguisme.
Mais ces «bonnes intentions» allaient de pair avec une culpabilisation de tous ceux qui parlaient d'autres langues que le français et avec la négation d'un riche patrimoine culturel. Selon Grégoire, ce qu'il appelait des «jargons lourds et grossiers» ne pouvait que favoriser «les idées superstitieuses» et empêcher l'unité nationale. Défenseur par ailleurs de l'égale dignité des Juifs et des Noirs, il n'en opposait pas moins les esprits éclairés francophones à des «patoisants» dont les parlers étaient présentés comme inférieurs par essence. Ces parlers n'étaient pourtant que des variantes parmi d'autres du latin tel qu'il avait évolué dans l'ancienne Gaule, jusqu'à donner de nouveaux groupes de langues (langues d'oïl, occitan, francoprovençal), eux-mêmes divisés en dialectes, dont celui de la région parisienne -- le français -- était devenu le plus illustre.
Menace à l'unité nationale
Grégoire s'en prenait également aux langues réputées «étrangères» présentes sur le territoire français (corse, basque, catalan, breton, allemand, flamand), suspectées de miner l'unité nationale et de nourrir l'esprit subversif. Il n'ignorait pas le recours possible à la traduction pour populariser la pensée révolutionnaire, mais il refusait de «multiplier les dépenses» et prétendait que «la majeure partie des dialectes vulgaires résistent à la traduction», feignant ainsi d'ignorer que toute langue peut être standardisée et enrichie d'emprunts.
Si, au XIXe siècle, une démocratie comme la Suisse expérimentait la voie vers le plurilinguisme, le messianisme révolutionnaire de 1789, prenant le relais d'une centralisation culturelle entamée bien avant, avait exclu d'emblée le plurilinguisme de la nouvelle nation et ne concevait l'accès aux idées des Lumières que dans la langue de Voltaire.
Reconnaissance tardive
La nation politique française, qu'on oppose souvent à la nation ethnolinguistique allemande, est en fait une nation mixte dans laquelle, au-delà du projet politique, un groupe linguistique majoritaire a imposé sa langue à la périphérie. Si les langues régionales sont maintenant «reconnues», comme le souligne M. Monneret, il faut rappeler que cette reconnaissance -- très partielle -- est arrivée tard, dans la deuxième moitié du XXe siècle, après que le nombre de locuteurs des langues minoritaires eut chuté de façon vertigineuse et que celles-ci n'eurent plus été considérées comme une menace par le pouvoir central.
L'école de la Troisième République, à partir des années 1880, avait auparavant largement contribué à l'intériorisation, par de nombreux Français, de l'idée selon laquelle un État français plurilingue serait impossible, parce qu'inconciliable avec l'ascension sociale. Encore aujourd'hui, l'Espagne plurilingue est souvent présentée en France comme un repoussoir.
Langues menacées
M. Monneret se montre particulièrement irrespectueux lorsqu'il affirme, s'agissant des langues régionales, que, «s'il y avait la moindre menace pour leur survie, ça se saurait!». «Ça se sait!», peut-on rétorquer. L'enseignement des langues minoritaires existe, mais il concerne un nombre restreint d'élèves. Peu est fait pour contrecarrer le préjugé selon lequel ces langues «ne servent à rien», et leur visibilité, hormis des panneaux symboliques et quelques minutes quotidiennes dans les journaux télévisées régionaux, est très faible.
Tout cela ne permet guère d'assurer un cadre social où ces langues pourraient s'épanouir à long terme. Certains se réjouissent de cette évolution, d'autres la déplorent. Encore faut-il s'en tenir aux faits: hormis quelques jusqu'au-boutistes, la plupart des défenseurs des langues régionales, en France, ne demandent pas l'officialisation des langues minoritaires au même titre que le français, dont la place prépondérante n'est guère remise en cause.
Ils souhaitent un peu d'oxygène pour accéder aux conditions minimales de la transmission d'un patrimoine séculaire, et un peu de cette dignité à laquelle M. Monneret oppose l'arrogance du francophone drapé dans la foi inébranlable en l'universalité de sa langue. Si certaines «petites langues» n'ont pas l'heur d'avoir produit des Montesquieu ou des Balzac, encore faudrait-il, avant de les condamner à l'insignifiance culturelle, avoir eu la curiosité de s'y intéresser et d'étudier ce qu'elles ont produit; on s'apercevrait qu'elles peuvent elles aussi contribuer à l'éveil intellectuel sans que cela représente une concurrence pour le français.
Allemagne
Quant à l'assertion selon laquelle l'Allemagne serait «monoculturelle», elle est tout simplement fausse: des langues autres que l'allemand sont reconnues officiellement par les Constitutions de certains lander. Il s'agit du danois (Schleswig-Holstein) et du sorabe (langue slave parlée en Brandebourg et en Saxe). Par ailleurs, les dialectes ne portent pas, en Allemagne, le même stigmate social qu'en France et cela n'a en rien atténué la force de l'allemand standard comme langue commune.
En la matière, c'est bien le modèle d'État unitariste français qui apparaît le plus monoculturel. Les fantasmes liés à une Union européenne qui, sous l'influence allemande, voudrait détricoter les vieilles nations pour renforcer le poids de l'Allemagne témoignent d'un antigermanisme anachronique et d'une méconnaissance des forces sociolinguistiques à l'oeuvre en Europe.
Défi de la diversité
La diversité est effectivement un défi de taille pour l'Europe. Personne n'a de recette miracle pour contenter les revendications identitaires contradictoires, pour réconcilier des nationalismes traditionnels de type français et les nationalismes «régionalistes» dont la légitimité n'a pas reçu l'assentiment de l'histoire. Il est légitime d'aimer le français et les grandes réalisations de la «civilisation française», mais dénigrer les cultures de moindre rayonnement mène à une impasse.
Reconnaître que l'oppression linguistique est partie constitutive de l'histoire française contemporaine ne signifie pas qu'on veuille «revenir en arrière» et restreindre le rôle du français. C'est prendre acte d'un fait.
Agiter le spectre de la «libanisation» et du «babélisme» en parlant de langues qui, en France, sont souvent à l'agonie, c'est leur prêter une puissance qu'elles n'ont plus et c'est faire preuve de mépris envers ceux qui les défendent encore.
***
Manuel Meune, Professeur au département de littératures et de langues modernes de l'Université de Montréal

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Professeur au département de littératures et de langues modernes de l'Université de Montréal





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