Kirpan et foie gras

Les quatre sikhs qui se sont présentés avec leur poignard au parlement québécois n’ont pas fait qu’exprimer une forme d’intégrisme religieux, ils ont démontré le peu de respect qu’ils vouaient aux institutions québécoises.

Kirpan - Québec


Je me suis demandé cette semaine ce qui se serait passé si quatre sikhs s'étaient présentés à l'Assemblée nationale française avec un poignard en bandoulière comme cela vient de se produire à Québec. Parions que les choses se seraient déroulées le plus simplement du monde. D'abord, connaissant les règles de sécurité en vigueur dans leur pays d'adoption, ces quatre représentants de la World Sikh Organization s'y seraient pliés sans rechigner. Je suis même convaincu qu'ils ne seraient jamais venus avec leur poignard. Comme chaque fois qu'ils prennent l'avion, ils auraient laissé leur kirpan à la maison et il n'y aurait pas eu matière à scandale. Ce faisant, ils auraient témoigné du respect qu'ils vouaient aux lois et règlements de la vie commune dans leur pays d'accueil.
Les choses se seraient passées ainsi dans la plupart des parlements européens. Et pour cause. La sécurité de l'enceinte qui abrite les représentants du peuple exige des mesures de sécurité au moins aussi importantes qu'un avion. Non seulement parce que les élus peuvent être l'objet d'attentats, mais parce qu'un parlement mérite une protection exceptionnelle à cause de son caractère éminemment symbolique. En 2008, les services secrets américains n'avaient-ils pas interdit à des représentants sikhs qui refusaient d'enlever leur kirpan d'approcher du pape Benoît XVI?
Les quatre sikhs qui se sont présentés avec leur poignard au parlement québécois n'ont pas fait qu'exprimer une forme d'intégrisme religieux, ils ont démontré le peu de respect qu'ils vouaient aux institutions québécoises. Souvenons-nous de ces organisations musulmanes qui, il y a quelques années, combattaient le projet de loi visant à interdire le voile dans les écoles françaises. Toutes sans exception affirmaient que, si la loi était adoptée, elles s'y plieraient sans hésiter. C'est d'ailleurs ce qu'elles ont fait, manifestant ainsi leur respect des lois et des institutions françaises.
Si nos quatre sikhs avaient eu le même respect envers les institutions québécoises, ils se seraient pliés au règlement du Parlement, quitte à le dénoncer une fois admis dans son enceinte. Ce qui aurait été leur droit le plus strict. Ils auraient ainsi agi en citoyens responsables conscients de leurs droits, mais aussi de leurs devoirs.
Pourquoi n'en a-t-il pas été ainsi? Parce que, contrairement à ce qui se passe dans un pays normal, la règle chez nous est loin d'être claire. Les immigrants l'ont bien compris; elle oppose en permanence le multiculturalisme anglo-saxon, inscrit dans la Constitution canadienne, à l'identité nationale québécoise. Une schizophrénie difficilement imaginable ailleurs que chez nous.
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Vous m'en voudrez peut-être de rapprocher cet événement d'un autre survenu un peu plus tôt et qui, vu de l'étranger, illustre la même schizophrénie. Je veux parler de la décision d'un organisme fédéral de bannir le foie gras, et du coup le chef Martin Picard (du restaurant Le Pied de cochon), du menu d'un banquet qui devait couronner un festival à Ottawa. Le sujet peut paraître trivial, surtout après celui qui précède, mais il ne l'est pas. Il montre lui aussi comment nos gouvernements font la part belle aux intégristes de tous poils, méprisant du coup les peuples qu'ils sont censés représenter.
Vous me direz que le foie gras ne fait pas partie de l'identité québécoise. Peut-être. Pourtant, lorsque j'ai raconté cette anecdote à mon caviste, dans la petite rue de Belleville à Paris, il a éclaté de rire et m'a dit que le meilleur foie gras qu'il avait goûté de sa vie venait d'une ferme de l'Outaouais, au Québec.
Comme dans l'incident du kirpan, celui du foie gras oppose deux conceptions, cette fois de l'art de manger. L'une festive et vouée au plaisir et l'autre puritaine et, comme par hasard, anglo-saxonne. Et dire que ce repas devait se tenir au Musée canadien des civilisations. On aura compris qu'à nouveau l'éloge de la diversité et de l'ouverture ne servait au fond qu'à imposer une vision uniforme du monde. Conscients de cette menace, ce n'est pas sans raison que les Français ont fait inscrire leur gastronomie au patrimoine mondial de l'UNESCO.
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En terminant, je voudrais laisser la parole à l'écrivain Régis Debray qui vient de publier un délicieux petit livre intitulé Éloge des frontières (Gallimard). Oui, des frontières! Ce texte, tiré d'une conférence prononcée au Japon, affirme qu'«un pays comme un individu peuvent mourir de deux manières: dans un étouffoir ou dans un courant d'air». Or, en cette époque de mondialisation, de technologies dites globales, de citoyens prétendument «du monde» («un cliché vaniteux et qui n'engage à rien», écrit Debray), en ces temps où pullulent les médecins et autres organismes prétendument «sans frontières», c'est le courant d'air qui menace le plus. «Quand tout pousse vers le global, tirer vers le local, cela fait équilibre», écrit encore Debray.
Contre les idéologies uniformisantes, l'écrivain nous invite à «refaire du nous», à retrouver le goût des frontières, des limites et donc du sacré. Non pas pour s'enfermer dans une bulle, mais justement pour retrouver à la fois l'estime de soi et finalement... le goût des autres.


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