Rébellion 1837-1838

« John »

un récit émouvant sur les débuts de la guerre civile

Rébellions 1837-2007

Voici un document à ma connaissance inédit dans lequel les lecteurs de
Vigile trouveront un récit émouvant sur les débuts de la guerre civile
canadienne. Il provient du cours sur les Rébellions que Jean-Paul Bernard
donnait à la fin des années 1980 à l’Université du Québec à Montréal.
Je le
présente tel quel. Un passage biffé et quelques additions ont été placés
entre crochets. Le témoignage croisé de Driscoll ci-contre (« L’hydre de la
rébellion ») permet de cerner le moment décisif du conflit, le «
καιρος », où tout bascule. Il est survenu
après la victoire des Patriotes à Saint-Denis : tandis que Colborne, pris
de panique, envoie des courriers ordonnant le retrait immédiat de Wetherall
(aucun ne parviendra à destination), celui-ci, au même moment, conseillé
par Gugy, entreprenait par le truchement du clergé une opération de
déstabilisation de l’ennemi.
Avec « John », c’est la voix de la tragédie qui perce dans la conscience historique des Québécois.
François Deschamps
* (Importante)
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Mr Jacques Langlois, arpenteur

Nouvelle Orléans

Louisiana
Cher ami,
J’ai reçu ta lettre datée de la N[ouvelle] O[rléans] le 4 décembre
ultimo [1837]. Je t’aurais repondu avant ce tems, si y eut possibilité de
faire passer une lettre au dela des lignes ; tu es peut être surpris de
m’entendre tenir ce langage, mais si tu connaissais l’espionage & la dureté
des autorités, tu imaginerois alors combien notre sort est malheureux.
Écrire quelques lignes sur la politique ou plutôt sur la tyrannie du
gouvernement anglais, c’est se rendre coupable de haute trahison. J’ignore
si tu as appris l’état de nos affaires publiques & c’est pourquoi je
m’efforcerai de t’en donner un apperçu. Pour te mettre au fait des
évènemens qui ont eu lieu depuis quelques mois & te signaler la marche qu’a
tenu le parti democratique ou Papineautiste, je commencerai par te dire ce
qui a precipité l’insurrection les malheurs du peuple & les vues du parti
oligarchique ou anglais. – Voici donc comment ont commencé les troubles.
Messieurs Morin, - Legaré, Lachance, Chasseur & Trudeau qui conduisaient
le Libéral, l’un commme Éditeur, les autres comme directeurs de
l’établissement, furent arrêtés & mis en prison le 11 novembre dernier pour
sedition. Les Chefs du parti populaire à Montréal s’imaginant qu’ils
auroient le même sort & qu’ils ne seroient pas plus respectés crurent
prudents de se tenir à l’écart pendant quelque tems. Brown, qui ecrit mieux
qu’il ne se bat, avoit comme tu sais, formé une société sous le nom des
fils de la liberté. Son projet réussisoit à merveille, chaque jour ce corps
augmentoit en nombre, & deja de pareilles sociétés se formaient dans les
campagnes. Le 6 nov., comme ces braves revenoient tranquillement de
parader, ils furent attaqués par les hommes du Doric Club : ceux ci ayant
ete mis en déroute, les premiers s’en retournèrent dans leurs foyers,
pensant bien que la leçon qu’ils venoient de donner à leurs adversaires,
leur apprendroit à ne pas insulter personne. Ils ne furent pas plutot
separés que les Dorics revinrent & ne trouvant personne, ils saccagèrent &
pillèrent les propriétés des patriotes. Les troupes furent appelés pour
intervenir, mais loin de faire leur devoir, ils laissèrent les turbulens se
porter à tous les excès imaginables. Le lendemain, les autorités se
rendirent avec une force armée au lieu où les fils de la liberté tenoient
leurs séances & là ils s’emparèrent des recors & correspondances de la
société. Il paroit que plusieurs s’étoient impliqués [dans les procédés ou
règlemens de] c’est ce qui fit que plusieurs des principaux laissèrent la
ville. O’Callaghan, Brown & quelques autres se rendirent sur les bords du
Richelieu. Ayant délibère sur ce qu’ils avoient à faire, ils convoquèrent
des assemblées publiques & expliquerent au peuple le danger qui
l’envirronnait. Les Canadiens qui connaissaient leurs chefs pour des hommes
qui s’étoient sacrifiés pour eux, promirent de ne pas les abandonner au
moment du péril & que si on venoit pour les arrêter, ils mourraient en les
défendant –
Les Chefs voyant le peuple sympathiser avec eux, se preparèrent à
opposer les troupes de la reine, si elles paroissoient. Wolfred Nelson eut
le commandement des patriotes de St-Denis & T. S. Brown celui des patriotes
de St-Charles. Un détachement de troupes partit de Sorel sous Col. Gore &
un autre de Chambly sous Wetherall. Les patriotes firent prisonnier un
messager de Gore qui fit connaitre à Nelson le nombre de troupes qu’il
aurait à combattre. Il les attendit avec fermeté & le 23 de Novembre à neuf
heures du matin les troupes au nombre de 450 arriverent au village de
St-Denis. Le signal ayant été donné, la bataille commença & continua
jusqu’à deux heures et demi de l’après-midi. L’activité, le courage & la
bravoure se montraient des deux cotés, mais vers midi et demi les
patriotes, voyant venir du renfort à quelque distance, se mirent à crier en
avant & forcèrent les soldats anglais à abandonner leurs positions,
laissant 112 morts & 4 blessés.
Ils étaient a environ un demi arpent les uns des autres et chaque coup
etoit mortel. Les patriotes ne perdirent que 10 hommes & s’emparèrent d’un
canon non encloué, - 3 caisses remplies d’ammunitions & de 116 fusils.
Brown ne fut pas aussi heureux à St-Charles, il avoit imprudemment envoyé
une partie de son monde, n’attendant pas que Wetherall arriveroit aussi
vite ; lorsque l’ennemi parut quoique bien plus foible, il s’obstina a
livrer bataille, & malgré cela les patriotes disputèrent pied à pied le
terrain aux soldats & ce ne fut que lorsqu’ils virent que c’étoit folie
pour eux de resister, ils retraitèrent après avoir tué 150 soldats.
Il m’est impossible de te dire quelle fut la barbarie des bretons (traduction de Britons - les Anglais. - ndlr ***), ils
ont assasiné les blessés, volé, pillé & brulé tout ce qu’ils rencontrèrent,
sans distinguer si les gens avoient pris part à l’insurrection. L’eglise,
les femmes et les filles ne furent aucunemment respectées, car on se servit
d’une pour écurie, & les femmes furent traitées comme des prostituées. Les
anglais des villes fremissent eux-mêmes, lorsqu’ils connaissent les
traitemens qu’ont eprouvé les innocens.
Mais tu me demanderas, que faisait Nelson, que ne venoit-il au secours,
je vais te le dire. Aussitôt qu’il apprit les desastres, il mit ses hommes
en rang & leur dit ce dont il s’agissait, tous jurèrent de venger leurs
frères et voulurent partir instanter. Le chef qui se croyait plus fort dans
ses fortifications, leur dit qu’il falloit attendre les troupes qui
devoient descendre à St-Denis. Le samedi & le dimanche se passèrent sans
que les soldats parurent, mais hélas pendant ce temps, bien des intrigues
avoient eu lieu. Wetherall, qui voyait qu’il n’avait pas à faire à des
enfants, envoya chercher le curé de St-Denis & lui dit d’ecrire aux
habitans de St-Denis que s’ils ne se rendoient pas, il les vouait aux
tourmens de l’enfer et qu’il leur refuseroit la sepulture.
Eh bien que dira-t-on de la conduite d’un homme qui se dit l’apotre de
Dieu. Il vend son troupeau à un protestant & le livre par l’influence qu’il
possède sur lui. Oh ! quel malheur pour les Canadiens de se voir ainsi
traités. Le plan formé par le Col[onel] anglais reussit à merveille & sur
500 hommes que commandait Nelson le dimanche au soir, il ne s’en trouve
plus que 50 lundi au matin qui ont pu resister aux menaces de leur curé.
Nelson abandonné, congedie les braves qui l’entourent & qui veulent mourir
avec lui, mais les troupes n’osent pas se présenter devant les Canadiens,
ils ont connu leur valeur.
Ils aimèrent mieux reprendre le chemin de Montréal. Telle fut donc la
malheureuse influence qu’eut sur les Canadiens, le grand vicaire Demers,
qui aima mieux voir ses compatriotes enchainés, plutôt que de les laisser
obtenir la liberté. Les chefs voyant qu’ils avoient été trahis par des
membres du clergé, gagnèrent les États-Unis, esperant y trouver des amis.
Ils y furent bien reçus, mais ce n’étoit pas tout ce qu’on esperoit de la
nation américaine qui dit certainement connoitre l’avantage qui resulteroit
pour elle si les Canadas devenoient indépendants.
D’après ce que nous pouvons juger, le Congrès est contre nous & à moins
de quelques changemens subis, le peuple Canadien va être opprimé & devenir
esclave pour toujours. Oh ! que les Français ne sont-ils pas nos voisins,
alors on verroit des hommes venir genereusement nous porter main forte.
Faut-il donc que 600,000 Canadiens soient subjugues par une poignée de
Bretons. Tu connois notre nombre & nos droits, ainsi juge donc quelles
doivent être nos pensées. On demandera peut être, si vous êtes si nombreux
& vos adversaires si foibles, que n’exterminez vous vos tyrans. À cela je
réponds, c’est ce qui se fera tot ou tard, mais nous ne pouvons le faire
aujourd’hui ; car il existe parmi nous une classe d’hommes qui possédant
beaucoup d’influence sur les masses, en usent mal. Je veux parler du
clergé catholique. Ah ! Ces messieurs, que veulent ils & qu’ont-ils à
craindre en se reunissant au peuple. Helas, mon cher ami, ils ont beaucoup
d’intérêt à voir exister le même ordre de choses, ce sont les dimes qui les
inquiètent, & ils auroient peur de voir le peuple demander à être déchargé
du fardeau le plus onéreux & le plus injuste qu’il ait à supporter.
La liberté n’existe plus maintenant pour personne de nous, celui qui est
aujourd’hui libre & cherchant à vivre de son industrie, sera jetté sans
qu’il en sache la raison, en prison & trainé devant un tribunal pour être
jugé dans un district séparé de celui qu’il habite, témoin l’emprisonnement
de messieurs Hébert & Proulx, MPP. Ils demeuroient à Nicolet, district des
trois Rivières & en supposant qu’ils puissent être arrêtés, au moins on
auroit du les envoyer aux Trois Rivières. Mais non, on les mène à Montréal
afin qu’ils y soient jugés par des militaires. Les Canadiens ont
aujourd’hui le meme sort des milliers d’Irlandais que tu as vu débarquer de
nos quais, ils vont etre obligés d’emigrer & de s’expatrier. Deja plus de
300 personnes marquantes sont dans les État Unis & il seroit impossible de
te dire combien il en emigrera sous peu.
L’arrogance des bretons est à son comble, ils insultent & maltraitent
même à Québec tous ceux qui portent un nom français. Le nommé Symes que tu
connais fouille partout & ne respecte pas plus le domicile de la veuve que
d’autre personne. La Chambre d’assemblée, ce bel edifice construit & payé
avec l’argent du peuple est maintenant une caserne pour les troupes. Il n’y
avoit pas assez de voir le college des jésuites dont les anglois se sont
emparés sans voir la batisse où s’assembloient les représentants du peuple
souillé par des gens sns honneur & sans principes. On soupçonne et à juste
droit que Lindsay, le greffier, a offert le batiment en question. Il existe
d’autres batisses pour loger les troupes, sans insulter le peuple en
violant un bien qui doit etre regardé comme sacré.
J’ai vu ta famille qui se porte bien. Je n’ai pas reçu ta lettre pour
Suzanne que tu dois oublier, car elle ne mérite pas ton amitié. J’oubliois
de te dire & te prier de tacher de faire publier sur l’Abeille une partie
ou toute cette lettre. S’il falloit implorer ou avoir l’influence de
quelqu’un, je pense que M. Belanger pourrait nous rendre ce service. Il est
utile & avantageux que les Français qui sympathisent avec tous les
malheureux, connoissent nos malheurs.
J’ai tracé ces lignes à la hâte & tu dois consequemment m’excuser. Je
t’ecrirai sur le printems. Ne m’ecris rien sur la politique car tu pourrais
me compromettre aux yeux du gouvernement & tu m’excusera de ne signer que
mon nom de Bapteme qui est celui d’un ami sincère.
Quebec 22 Février 1838
John
Fais mes respects à Eusèbe, dis lui qu’ils sont bien chez lui mais qu’on
ignore ce qu’est devenu Collect, nous pensons qu’il est naufragé mais qu’il
est sauvé. – Si tu vois Paquet dis lui que j’ai vu son frère à Deschambault
qui est bien ainsi que sa femme.
John
*** « Durant toute cette période, les anglophones ne se considéraient pas encore comme des Canadians. Ils s'affirmaient fièrement comme des Britons (en français: Bretons) ­ ce qui signifiait alors «Anglais» ­ et n'avaient d'autre appartenance qu'à la nation britannique, non à la «nation canadienne».
(Précision suggérée par Claude Bariteau)
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --


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