L'apathie banlieusarde a ralenti l'évolution des idées politiques, des comportements sociaux et des courants artistiques
Le modèle urbain nord-américain menace-t-il d'entraîner sur notre continent la mort de la civilisation? Une vieille dame, née en 1916 aux États-Unis et installée à Toronto depuis 1969, a l'audace de le croire et nous rappelle qu'à l'origine de ce modèle urbain elle voit «de joyeux petits garçons poussant des voitures-jouets en faisant "Vroum, vroum, vroooum!"».
On reconnaît là l'humour cinglant de Jane Jacobs, qui n'a cessé de défendre les zones urbaines conviviales, comme Greenwich Village, contre la barbarie des autoroutes et l'obscurantisme des banlieues-dortoirs. L'urbaniste clandestine est devenue célèbre dès 1961 en publiant Déclin et survie des grandes villes américaines, protestation virulente contre la déshumanisation causée par l'étalement urbain et le dépérissement des noyaux culturels des métropoles. Troublée par la menace qui plane sur notre avenir, Jane Jacobs nous livre aujourd'hui un testament spirituel doublé d'un ultime avertissement : Retour à l'âge des ténèbres.
Elle nous montre de manière convaincante qu'en éliminant presque totalement des grandes villes les espaces conviviaux propices aux échanges de toutes sortes, l'étalement urbain a miné le sens critique des citoyens. Comme l'explique Jane Jacobs, l'apathie banlieusarde a ralenti l'évolution des idées politiques, des comportements sociaux et des courants artistiques. Cette torpeur de la société aurait même, en banalisant les rapports humains, contribué à la crise de la famille, au triomphe des simples diplômés sur les esprits créateurs, à l'étouffement affairiste de la science, à l'aggravation de l'iniquité fiscale et au déclin de l'éthique sociale.
Vision passéiste ?
Mais la vieille dame, qui regrette toujours le remplacement des tramways romantiques par les autobus polluants, ne se tourne-t-elle pas un peu trop vers le passé ? Établir un lien, si ténu soit-il, entre la quasi-disparition des tramways et les difficultés de la famille nord-américaine, comme elle le fait, n'est-ce pas provoquer inutilement nos universitaires sourcilleux ? Jane Jacobs s'en moque bien. On dit que la famille est en crise. L'urbaniste clandestine propose aux bonzes diplômés une solution de son cru : «Si j'en crois mon intuition, il faudra regarder du côté de la coercition. C'est déjà vrai, en tout cas, au sujet du type de ménage états-unien qui, au tournant du millénaire, connaît la croissance la plus rapide : les prisons.»
Ces lieux de réclusion restent très sélects lorsqu'on y pense bien. Jane Jacobs tient à rappeler qu'on y enferme «les ivrognes et d'autres personnages turbulents ayant dépassé les bornes». Le turbulent George W. Bush, signale-t-elle avec la même ironie, a eu recours à une stratégie de dissimulation, le «démenti plausible», qui, selon elle, s'inspire d'une vieille formule médiatique : «le remplacement de la substance par l'image», si chère à l'Amérique banlieusarde obnubilée par la «culture de l'automobile».
Un peu comme le Harper's Magazine qui osait récemment dénoncer à la une les nombreuses fraudes commises lors de la dernière élection présidentielle américaine et le silence de «la presse servile des États-Unis» sur le sujet, Jane Jacobs se singularise. Dans une Amérique du Nord qui ressemble de plus en plus à une banlieue sans fin, il n'est pas surprenant que des journalistes frondeurs et de vieilles dames impertinentes apparaissent comme des poètes maudits.
Collaborateur du Devoir
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RETOUR À L'ÂGE DES TÉNÈBRES
Jane Jacobs
Boréal
Montréal, 2005, 240 pages
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