James Cross en entrevue au Devoir

«J'ai toujours cru que j'allais mourir»

Crise d'Octobre '70 - 40e anniversaire



Lisa-Marie Gervais - Les photos ont fait le tour du Québec. Vêtu de couleurs sombres, James Richard Cross, l'air fatigué mais le regard franc, fixe la caméra de ses ravisseurs felquistes, comme s'il défiait la mort. Un autre cliché montre l'attaché commercial de Grande-Bretagne en train de jouer aux cartes «assis sur une caisse de dynamyte [sic]» selon ce qui était écrit en lettres carrées au dos du Polaroïd.
Quarante ans plus tard, l'Histoire a révélé que la caisse d'explosifs dans le repaire de la cellule Libération qui détenait James Cross était une mise en scène. Mais l'odeur de la mort n'en régnait pas moins rue des Récollets, ce qui écorche la thèse «romantique» de Jacques Lanctôt, ex-membre du FLQ qui prétendait lui avoir toujours dit qu'on ne lui ferait aucun mal.
Joint à son domicile à Seaford, en Grande-Bretagne, l'ex-otage se souvient parfaitement du climat de peur dans lequel il vivait. «J'ai toujours cru que j'allais mourir. Je n'ai jamais été sûr que ça n'allait pas être le cas. Comment vouliez-vous que je n'y croie pas?», a raconté au Devoir M. Cross en entrevue téléphonique. Son français est un peu empoussiéré et il préférera s'exprimer en anglais en toute lucidité dans un joli accent «british».
L'ancien attaché commercial n'était toutefois pas «un enfant de choeur», croit Carl Leblanc, réalisateur et coproducteur de L'Otage, un documentaire sur James Cross tourné au début des années 2000 et auteur du livre tiré de cette expérience, Le Personnage secondaire. M. Cross avait été soldat britannique et déployé en Israël, à l'époque où l'hôtel King David fut la cible d'un attentat terroriste perpétré par l'Irgoun. Il avait alors aidé à sortir les cadavres des décombres de cet hôtel de Jérusalem, qui était devenu le centre administratif et militaire du gouvernement britannique. «Cross m'a avoué avoir été espion d'un jour. Il avait été utilisé par la MI5 [services de sécurité britannique] pour essayer d'appâter un agent soviétique, raconte M. Leblanc. Il était déjà rompu à un certain stress, une tension.»
Malgré son expérience, la peur tenaillait James Cross. «Je savais que si la police venait, il y avait un risque que ça tourne mal et que nous mourrions tous. Délibérément ou accidentellement. On ne m'a jamais rassuré», ajoute-t-il. Allumée presque 24h sur 24h, c'est la télévision qui a révélé à l'otage la mort de Pierre Laporte, qu'il considérera toujours comme un «frère».
Comme les mineurs du Chili
Même si certains détails se sont doucement effacés de sa mémoire, le diplomate, qui célébrait ses 89 ans mercredi dernier, n'oubliera jamais les 59 jours de séquestration qui ont suivi son enlèvement le 5 octobre 1970. «Je ne pense pas à ça tous les jours, mais ça me revient quand j'entends parler d'autres situations de gens pris en otages ou privés de liberté. Comme ceux qui sont sous terre au Chili», note M. Cross, que ses proches appellent «Jasper». «I know what it feels like.»
Délaissé par l'Angleterre
Flegmatique comme tout bon «servant de l'État», on ne sait trop s'il est affligé ou ironique lorsqu'il raconte que la Grande-Bretagne n'a rien fait pour lui durant sa captivité. «L'opération était dans les mains de la police et de l'armée canadienne. Qu'est-ce que mon pays pouvait-on faire de plus?» indique M. Cross.
Ce n'est qu'il y a quelques années que l'ex-otage a pu avoir accès aux archives secrètes le concernant. On se préoccupait davantage de sa cérémonie funéraire ou des sorties dérangeantes de son beau-frère dans les médias sur l'inaction des Britanniques. Sauf peut-être dans un cas. «[Les autorités britanniques] ont envoyé quelqu'un, car il y a eu cette idée voulant que Cross glissait des messages codés dans ses lettres à sa femme», raconte Carl Leblanc.
M. Cross, né en Irlande un an avant l'indépendance, était-il sympathique à la cause des felquistes avant, ou du moins, saisissait-il toute la portée du message et la rage des francophones envers les anglophones? «Attention, ne me faites pas dire des choses que je n'ai pas dites. Il ne s'agissait pas de TOUS les francophones ni de TOUS les anglophones», interrompt poliment le diplomate. «Je suivais la situation, le mouvement prenait de l'ampleur, des incidents mettant en danger des gens se produisaient partout depuis un certain temps. Mais ce n'était pas de mes affaires. Et vous comprendrez qu'après mon enlèvement, je n'avais pas de sympathie...» souligne l'homme avec pudeur.
«C'était une famille de gauche», fait remarquer Carl Leblanc. Susan, la fille du diplomate, qui était âgée d'une vingtaine d'années lors des tristes événements, aurait eu des sympathies avec certains mouvements révolutionnaires. Le magazine Maclean's avait même écrit qu'elle avait eu une relation avec Jacques Lanctôt lors d'une fête, rapporte-t-il.
De retour en Angleterre, M. Cross travaille entre autres au ministère qui s'occupe des questions d'énergie et de ressources naturelles. Mais l'homme, atteint du syndrome de choc post-traumatique, a beaucoup de mal à prendre des décisions aussi simples que choisir la couleur d'une chemise ou acheter une voiture. Sa carrière allait-elle être entachée? «Ma carrière n'a pas changé. Sauf que je suis resté là-bas, chez moi, en Angleterre», a-t-il répondu dans un drôle d'esclaffement.
Dommages psychologiques
Carl Leblanc reconnaît bien là la placidité de l'homme qu'il y a côtoyé durant plusieurs semaines pour tourner son documentaire. «Il a beau être un monsieur solide, un diplomate, mais [...] quand tu as du mal à prendre des décisions... Pour moi, c'est une preuve des dommages psychologiques de Cross. Il est devenu inopérant, en quelque sorte, même si personne ne lui a dit», soutient-il.
Depuis les tristes événements, James Cross est revenu au Québec «trois ou quatre fois» pour aller voir des amis, mentionne-t-il, en fouillant sa mémoire. «La première fois, que je suis revenu [en 1981], il y avait une certaine tension. Je n'ai pas eu de sécurité spéciale.»
Il reçoit désormais peu de nouvelles de la Belle Province. Les quelques échos qui lui parviennent lui donnent l'impression que c'est un «happy country». «Il y a sûrement encore des problèmes, mais ça n'a rien à voir avec l'époque. Je ne suis plus très bien ce qui s'y passe.»
La conversation s'achève sur une question polie. «Vous en avez assez? Je dois y aller, car je vais chez ma fille pour célébrer mon anniversaire», sur un ton qui laisse voir que l'ex-otage, devenu symbole d'une crise qui a marqué le Québec, est avant tout un homme.


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