Depuis 40 ans, les juges optent la plupart du temps pour une interprétation restrictive de la Charte de la langue française. Le dernier arrêt de la Cour d’appel, dans un litige opposant la Ville de Gatineau et le syndicat de ses cols blancs sur l’exigence du bilinguisme à l’embauche, ne fait pas exception. Encore une fois, le droit de travailler en français, inscrit dans la loi 101, n’a pas fait le poids.
Jeudi, la Cour suprême refusait au Syndicat des cols blancs de Gatineau la permission d’en appeler d’une décision de la Cour d’appel du Québec qui annulait une sentence arbitrale rendue en faveur d’employés de la Ville. La décision de la Cour suprême n’est pas surprenante puisque la cause ne visait pas un enjeu touchant l’ensemble du Canada.
En vertu de la Charte de la langue française (CLF), il est interdit à un employeur d’exiger la connaissance d’une autre langue que la langue officielle pour l’accès à un emploi, « à moins que l’accomplissement de la tâche ne nécessite une telle connaissance ». Le litige portait sur un poste de commis aux finances dont une partie du travail consiste à fournir des explications aux citoyens sur leurs taxes foncières.
Toute la question portait sur cette notion de « nécessité ». Dans sa sentence, l’arbitre en matière de travail, René Turcotte, juge qu’il faut tenir compte de la finalité de la loi 101 qui fait du français la langue officielle. Selon lui, ni la CLF ni la Charte des droits et libertés de la personne ne garantissent aux personnes le droit d’être servies dans une autre langue que le français par l’administration publique, dans ce cas-ci une municipalité. La CLF a pour effet « de limiter grandement le droit de gérance des employeurs » quant à l’exigence du bilinguisme à l’embauche, estime l’arbitre, ajoutant que la « nécessité ne doit pas être confondue avec l’utilité, l’opportunité, la qualité du service offert par un employeur ».
Mais pour la Cour d’appel, cette définition de la nécessité est trop restrictive et la sentence de l’arbitre est « excentrique ». D’autres sentences arbitrales ont défini la notion de façon moins stricte, relève le juge.
Selon lui, il existe une réalité linguistique au Québec où d’autres langues sont répandues et coexistent avec le français. « Selon les circonstances, une personne qui s’exprime dans une telle langue devrait pouvoir compter sur une réponse intelligible dans cette langue », écrit le juge Yves-Marie Morissette qui a rédigé l’arrêt.
S’il fallait s’en tenir à cette affirmation, toutes les municipalités du Québec devraient fournir documents et services en anglais à quiconque les réclamerait.
Gatineau compte quelque 12 % d’anglophones et, pour le maire de la ville, Maxime Pedneaud-Jobin, un citoyen a le droit, selon la loi, « de recevoir son compte de taxes en anglais et de se le faire expliquer en anglais ».
Or ce n’est pas le cas. Les municipalités peuvent le faire si le contribuable le demande, mais elles n’ont aucune obligation à cet égard en vertu de la CLF. Il n’existe aucune directive gouvernementale à ce sujet pour guider la conduite des municipalités.
En faisant la recension de tous les jugements qui visaient l’interprétation de la loi 101, Me Éric Poirier, l’auteur de l’ouvrage La Charte de la langue française. Ce qu’il reste de la loi 101 quarante ans après son adoption, établit que 78 % de ces décisions interprétaient de façon restrictive la portée de la loi, favorisant l’usage de l’anglais ou d’autres langues au détriment du français. Selon le juriste, ce n’est pas l’intention du législateur qui a primé dans ces jugements mais les grands principes juridiques, comme le droit de gérance et les libertés linguistique, contractuelle ou d’expression.
S’il se généralise, le bilinguisme institutionnel menacerait le droit des Québécois de travailler en français, en plus de nuire à l’objectif de faire du français la langue commune et la seule langue de l’État.
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