Jean-Guy Prévost - Statistique Canada est-il un organisme indépendant ? Quelle est la nature de son lien avec le gouvernement et le ministre de tutelle ? En quoi s'agit-il d'une question politique importante ? La controverse qui a cours depuis quelques semaines nous donne l'occasion de réfléchir à ces questions.
Comme n'importe lequel de ses équivalents dans d'autres pays, Statistique Canada est le lieu d'une tension permanente. D'une part, il lui faut être «au coeur de l'appareil administratif» afin de produire les données les plus pertinentes à l'élaboration, à la mise en oeuvre et à l'évaluation des politiques. D'autre part, il doit impérativement se maintenir, sur le plan professionnel et scientifique, «at arm's length» de toute pression politique, faute de quoi la crédibilité des données qu'il produit serait mise à mal.
Au Canada, le statisticien en chef a rang de sous-ministre et participe aux réunions hebdomadaires des sous-ministres. Il occupe donc un rang et une position qui lui procurent un accès privilégié aux autorités politiques et administratives.
En même temps, l'organisme a développé au fil des décennies, à travers une série de discours et de pratiques, une image de neutralité, d'objectivité et d'impartialité, confortée par une compétence technique reconnue de par le monde.
La position du statisticien en chef implique cependant qu'il opère sous l'autorité d'un ministre - celui de l'Industrie - et cela rend donc l'organisme plus vulnérable à des interventions de nature politique que si son dirigeant était nommé par le Parlement, comme l'est par exemple le Vérificateur général.
Il y a donc ici, comme l'a souvent reconnu Ivan Fellegi, statisticien en chef de 1985 à 2008, un arbitrage entre la capacité de fournir un input aux décideurs et le risque de politisation. En pratique, toutefois, l'indépendance professionnelle et scientifique de Statistique Canada était scrupuleusement respectée par les gouvernements canadiens, au point qu'en 1995, M. Fellegi pouvait caractériser le rapport entre le statisticien en chef et son ministre comme «une relation d'autonomie» et déclarer que «le statisticien en chef a aussi pleins pouvoirs pour l'établissement des priorités de Statistique Canada, à l'intérieur d'une enveloppe budgétaire globale». Il reconnaissait toutefois une exception à cette autonomie, et l'on sait maintenant qu'elle est de taille : le contenu des recensements.
La controverse des dernières semaines a fait voler en éclats cette interprétation optimiste de l'indépendance professionnelle et scientifique de Statistique Canada. Depuis la décision prise par le cabinet des ministres de supprimer l'obligation de répondre au questionnaire complet de recensement, la tension entre les dimensions politique et scientifique du travail statistique a été portée à un niveau tel que le statisticien en chef du Canada en est venu à considérer que, pour maintenir l'intégrité de l'institution aux destinées de laquelle il présidait depuis 2006, il devait rendre sa démission et le faire dans des termes qui posaient assez clairement la nature du conflit.
En supprimant l'obligation de répondre au questionnaire long - ou, plus précisément, en supprimant du questionnaire de recensement une cinquantaine de questions, le gouvernement a agi dans le cadre de l'obligation légale qui lui est faite d'approuver les questions du recensement. Il l'a fait certes d'une manière dont jamais aucun gouvernement canadien ne l'avait fait avant lui et, pour ce que l'on en sait aujourd'hui, sans prendre la mesure des conséquences de cette décision, aussi bien sur le plan des informations nécessaires à l'application et à l'évaluation des diverses lois et politiques que sur celui des effets sur la valeur de l'ensemble des autres enquêtes faites en aval du recensement.
Mais il s'agit là d'une question avant tout politique et M. Munir Sheikh a bien indiqué, lors de son témoignage devant le comité de la Chambre des communes le 27 juillet, qu'en tant que fonctionnaire, il se sentait tenu d'obéir à une telle décision.
Mais en décidant de remplacer le questionnaire long par une enquête volontaire et en laissant entendre qu'il agissait ainsi sur recommandation de Statistique Canada, le ministre s'est clairement aventuré sur le terrain professionnel et scientifique réservé aux statisticiens. Sa persistance à maintenir son point de vue sur la valeur du caractère représentatif, au sens probabiliste, d'une enquête volontaire, en dépit de la contradiction unanime à laquelle il a fait face, transforme ce qui aurait pu être interprété comme une maladresse en une interférence politique claire et soutenue. Ses propos à l'effet que Statistique Canada n'est pas «indépendant» et que les décisions sont prises par le ministre ne pouvaient que renforcer cette interprétation. D'où la démission du statisticien en chef.
S'il n'y a pas de précédents canadiens à la situation actuelle, on peut apprendre des expériences d'autres pays. En Grande-Bretagne, au début des années 1980, le gouvernement Thatcher a coupé massivement dans les services statistiques du pays et ainsi mis fin à toute une série d'enquêtes, en invoquant le fait que les statistiques devaient répondre avant tout aux besoins exprimés par le gouvernement et que celui-ci n'avait pas vocation à financer la production de données pour d'autres usages que ceux de sa propre gestion. Il en est résulté une chute brutale de la confiance dans l'impartialité des statistiques officielles; la Grande-Bretagne ne s'en est toujours pas pleinement relevée.
Des interférences de nature diverse de la part de gouvernements - pour modifier la définition d'un concept (Suède, 1986), pour retarder la publication de résultats gênants (France, 2007) ou chercher à les connaître avant leur publication à des fins de damage control (Grande-Bretagne, années 1980) - surviennent de temps à autre dans les pays démocratiques, avec chaque fois le même résultat : une méfiance accrue du public envers les statistiques officielles et une plus grand résistance de la population à participer aux enquêtes.
À la lumière des événements récents, on peut souhaiter deux modifications à la Loi sur la statistique. D'abord, une reconnaissance claire de l'indépendance professionnelle et scientifique de Statistique Canada, à l'égal de ce qu'on trouve par exemple en Norvège ou aux Pays-Bas.
Ensuite, une définition claire du double rôle des statistiques officielles, soit aider au développement et à l'évaluation des politiques publiques, mais aussi, comme le prévoient notamment les lois britannique et autrichienne, informer le public sur les conditions économiques et sociales du pays.
Jusqu'ici, Statistique Canada avait bénéficié d'une telle indépendance et l'ampleur de son programme lui permettait d'offrir aux citoyens des renseignements cruciaux à leur connaissance et à leur propre évaluation de la situation du pays. Mais il est clair que la tradition qui assurait de facto l'autonomie de Statistique Canada ne suffit plus : l'équilibre est rompu.
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Jean-Guy Prévost
L'auteur est professeur au département de science politique à l'UQAM.
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