Le 2 mai est jour d'élections. C'est également le jour où on commencera à envoyer à tous les ménages le questionnaire du recensement. On ne sait pas qui dirigera le Canada à partir de cette date, mais on sait que le portrait statistique que l'on pourra dresser de la population risque d'être complètement déformé ou... déformable. Comment en sommes-nous arrivés là?
Au cours de l'été 2010, on a dénombré dans les médias plus de 500 interventions condamnant la décision du gouvernement Harper de supprimer le questionnaire détaillé du recensement et de le remplacer par une enquête volontaire. L'Assemblée nationale du Québec a, l'instant de l'adoption d'une motion conjointe fin septembre, retrouvé une belle unanimité en dénonçant cette décision du gouvernement Harper. Cette motion s'appuyait sur l'argumentaire développé dans deux communiqués courageux publiés par l'Institut de la statistique du Québec qui soulignaient que cette décision était une menace au patrimoine statistique et qu'elle allait altérer la fiabilité, la comparabilité et la cohérence des informations colligées jusqu'à ce jour.
On connaît la suite. Le gouvernement Harper, isolé, s'est entêté, refusant de revenir sur sa décision et ridiculisant en commissions parlementaires ses propres employés ou ex-employés et tous ceux qui s'opposaient à sa décision.
Depuis lors, la «crise du recensement» semble se perdre parmi d'autres dossiers et est absente de la campagne électorale. Qui s'en étonnera? La sauvegarde du questionnaire 2B du recensement n'est assurément pas «électoralement vendeuse». Pourtant, la décision prise en catimini fin juin par le gouvernement Harper aura des effets considérables.
Le visage Harper du Canada
Soucieux du travail bien fait, les méthodologistes et analystes de Statistique Canada ont produit en 2010 des travaux permettant de mesurer les biais que pourrait engendrer la méthodologie imposée par le bureau du premier ministre Harper. Les travaux ont porté sur les données du recensement de 2006 en simulant une enquête volontaire, et ce, avec un taux de réponse optimiste d'environ 70 %. Les résultats ont été présentés pour l'ensemble du Canada et du Québec et pour trois agglomérations: Toronto, Winnipeg et Bathurst. Outre le fait qu'il est confirmé que la nouvelle formule de collecte d'informations n'a pas les mêmes effets d'une agglomération ou d'un sous-groupe à l'autre, ce qui rendra encore plus incertaines les tentatives de redressement des données, l'exercice révèle les biais de certaines estimations qui auraient été présentées en 2006 et qui le seront donc pour 2011.
Il faut retenir que certains de ces biais offrent un portrait du Canada qui ne déplaira sûrement pas à M. Harper, comme ces quelques exemples l'illustrent. Ainsi, il serait inutile de mettre en place un programme d'accès à la propriété puisque la nouvelle méthodologie conduirait à gonfler de plus d'un demi-million le nombre de ménages propriétaires. Le fait de ne plus rendre obligatoire le questionnaire détaillé conduirait à sous-estimer le nombre de gens faiblement scolarisés tout en gonflant artificiellement de 180 000 le nombre de détenteurs d'un diplôme universitaire: pas besoin d'investir dans l'éducation supérieure comme le proposent les autres partis politiques!
La situation de la langue française s'en trouverait également améliorée de beaucoup puisque l'on compterait soudainement 250 000 personnes de plus maîtrisant cette langue au Canada. Au Québec, les travaux de Statistique Canada révèlent que le questionnaire court sans question sur les langues conduirait à surestimer de plus de 150 000 le nombre des personnes de langue maternelle française. Ce sont les candidats conservateurs Bernier et Smith qui vont se frotter les mains!
Les résultats à l'échelle des agglomérations urbaines donnent aussi des résultats qui conforteront le gouvernement Harper. Toronto s'enrichirait puisque près de 20 000 personnes à revenu très faible disparaissent des statistiques avec la nouvelle enquête, alors que celle-ci crée artificiellement 50 000 personnes de plus ayant un revenu annuel de plus de 50 000 $. On se souvient également du profilage ethnique de la stratégie électorale des conservateurs, révélé par une fuite dans les journaux en mars. La communauté chinoise de Toronto, directement visée par ce profilage, verrait ses effectifs gonflés de plus de 85 000 personnes, alors que la population noire, qui ne fait pas partie des clientèles courtisées par les conservateurs, se retrouverait amputée de 46 000 de ses membres. Et les populations dûment inscrites au registre des Indiens du Canada verraient 12 % de leurs membres disparaître de Toronto.
Haro sur le caractère obligatoire
Les recensements existent au Québec et au Canada depuis plus de 150 ans. Les contenus des questionnaires ont été modifiés au fil du temps et Statistique Canada a toujours tâché de simplifier le fardeau des répondants tout en s'assurant de la qualité des informations recueillies. La décision de transformer le recensement aura des effets désastreux. L'ex-statisticien en chef, Munir Sheikh, a été on ne peut plus clair lors de sa démission fracassante en juillet: «J'aimerais profiter de l'occasion pour faire un commentaire sur un aspect technique [...]. Il s'agit de savoir si une enquête volontaire peut remplacer un recensement obligatoire. Elle ne le peut pas!»
Le caractère obligatoire d'un recensement de la population est nécessaire pour assurer la qualité de l'information recueillie, sur laquelle reposent toutes les autres enquêtes et sondages. Le gouvernement Harper nage ici en pleine contradiction puisqu'il réaffirme le caractère obligatoire du questionnaire abrégé de 2011 et reconduit les peines associées au refus d'y répondre. En fait, la position de Stephen Harper rejoint, sur le dossier du recensement, les positions des lobbys libertariens qui militent pour une réduction du rôle et de la place de l'État. Cette décision a été rendue possible en s'appuyant sur le déni d'indépendance de cette institution publique qu'est Statistique Canada. Cette décision constitue une réelle menace sur ce qu'est un recensement, un outil essentiel de planification et d'aide à la décision permettant d'assurer le développement économique et social des nations; un outil nécessaire à une saine vie démocratique.
Au début mars, on apprenait qu'une directive du Conseil privé a été diffusée, demandant que les mots «Gouvernement du Canada» utilisés dans les communications fédérales soient remplacés par «Gouvernement Harper». À quand «Statistique Harper»?
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Richard Marcoux et Marc St-Hilaire, professeurs titulaires à l'Université Laval
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