Malgré tous les efforts pour enrayer la corruption, de l’«argent sale» circule toujours dans le milieu politique québécois, et le système de prête-noms n’est que la «pointe de l’iceberg», dénonce Jacques Duchesneau dans une entrevue exclusive accordée au Journal.
Celui qui a été l’un des premiers lanceurs d’alerte sur les pratiques douteuses du ministère des Transports affirme que rien n’a changé et que la corruption y est encore présente, dans le cadre de la première entrevue qu’il a accordée depuis deux ans.
Lors de votre témoignage à la commission Charbonneau en 2012, vous avez dit que 70 % de l'argent amassé par les partis politiques provenait du financement illégal. Est-ce que de l’argent sale circule toujours aujourd’hui dans les milieux politiques ?
Oui. Moins, mais oui. Et l’argent sale ne sert pas uniquement à faire des élections. Il y a des gens qui s’enrichissent personnellement avec ça, et on ne le voit pas [...] Il y a une autre chose qu’on n’a pas encore comprise avec le financement illégal des partis politiques. On a souvent parlé du système des prête-noms. Mais les prête-noms ne sont que la pointe de l’iceberg. Le gros morceau du financement illégal vient en argent comptant. [...] Les gens se surveillent un peu plus aujourd’hui, mais il y a encore beaucoup d’argent qui circule. (NDLR: M. Duchesneau n’a pas cité de noms spécifiques.)
Vous aviez également affirmé avoir reçu plusieurs témoignages de personnes de l’intérieur sur la corruption et la collusion. Est-ce encore le cas aujourd’hui ?
Je constate qu’il y a des gens qui savent des choses actuellement et qui ne veulent pas parler. Elles ont peur de ne pas être crues et de subir les coups [...] J’ai rencontré entre 40 et 50 personnes dans la dernière année, des gens des ministères, des gens qui souffrent et qui n’osent pas parler. Ça prend beaucoup de courage pour se lever et dénoncer une situation. Au bout du compte, ce sont les sonneurs d’alerte qui paient le prix énorme de leur dénonciation, et on les oublie.
La semaine dernière, on apprenait que l’ancien ministre Robert Poëti avait dénoncé des pratiques douteuses au ministère des Transports, comme vous l’aviez déjà fait dans votre rapport en 2011. Pourquoi ces problèmes persistent-ils, selon vous ?
La situation ne change pas, parce qu’il y a une résistance en haut. La corruption et la collusion, c’est d’abord une question de culture et ça commence par le haut. Quand c’est flou en haut, comme on l’a vu la semaine dernière avec les sorties peu convaincantes de M. Couillard et de M. Daoust, les gens se questionnent [...] Quand on ne déchire pas sa chemise lorsqu’on apprend 10 ans plus tard que le problème n’est pas encore résolu, on a un gros problème [...] On a dénoncé la situation avec mon rapport en 2011. Rien n’a changé.
À votre avis, quel sera l’impact des révélations de M. Poëti ?
M. Poëti a fait un acte courageux. Il a donné de l’espoir à bien du monde [...] Je peux vous dire qu’il y a des gens au ministère qui ont applaudi quand c’est sorti, cette affaire-là [...] C’est un geste historique. Mais c’est sûr que M. Poëti est placé dans une mauvaise situation. Il est encore dans son parti. On a accepté ses recommandations, mais ça a pris trois mois pour le faire. Souvent, c’est signe qu’on le fait pour la galerie. Je sens que, comme moi par le passé, M. Poëti est très seul. On se sent seul dans ces moments-là.»
Vous avez affirmé que Sam Hamad, alors ministre des Transports, s’était montré peu intéressé par votre rapport sur son ministère. Que pensez-vous de son retrait du conseil des ministres en avril dernier ?
Poser la question, c’est y répondre. Ça ne m’a pas surpris, ce qui lui est arrivé. Après ma rencontre avec M. Hamad en 2011, je me suis dit qu’il était clair que mon rapport serait tabletté. Il aurait au moins pu avoir la décence d’écouter ce qu’on avait à dire. Alors, j’ai fait de la désobéissance éthique (il a coulé son rapport à des médias). Je pouvais être la police du peuple et la police du prince. J’ai choisi d’être la police du peuple, parce que mon prince n’a pas pris ça au sérieux.
Depuis votre départ de la vie publique en 2014, vous avez été peu présent sur la scène médiatique. Sur quoi travaillez-vous ?
Je travaille à l’élaboration de la norme internationale anticorruption ISO 37001 qui vise à aider les entreprises à avoir un haut standard éthique. Je siège au comité canadien, et plus d’une cinquantaine de pays travaillent là-dessus. La norme sera applicable dès cet automne. Je suis aussi membre de Transparency International of Canada et je compte collaborer au Comité public de suivi des recommandations de la commission Charbonneau. J’ai peu d’espoir actuellement que les recommandations soient appliquées et c’est pour ça que je veux m’impliquer. Tant qu’on ne me coupera pas la langue, je vais continuer à parler.
Ce qu’il dit sur...
Les raisons qui l’ont poussé à quitter la vie politique
«J’ai eu des frustrations à l’Assemblée nationale. Je suis incapable de voir des gens se lever pour répondre aux questions et mentir comme ils l’ont fait. Il y en a (des députés) qui ont menti à la population. À la fin, je n’étais plus capable. Ce n’était plus juste ma tête qui ne le prenait plus, c’était aussi mon corps [...] La politique, c’est fini pour moi. À jamais.»
Les moyens de mettre fin à la corruption en politique
«Au Brésil, des politiciens pris récemment dans des scandales ont écopé de peines de 23 ans, 19 ans de prison. Le message est clair. Ici, je pense qu’on est timides.»
La Coalition avenir Québec, qui stagne à la 3e place dans les intentions de vote
«Il faut travailler plus fort. Le problème, ce n’est pas que le message n’est pas bon, c’est qu’il n’est pas véhiculé par les médias. Oui, je pense que le parti peut prendre le pouvoir. La colère gronde. Les gens sont découragés que le Parti libéral, qui n’a pas été en pénitence très longtemps, soit encore pris dans des problèmes chaque semaine.»
Le projet de loi 87 sur les lanceurs d’alerte
«Je l’ai lu, je l’ai fermé. Si j’avais pu le lancer au bout de mes bras, je l’aurais fait. Ça paraît bien, mais ça ne protège pas du tout les lanceurs d’alerte. Ça a le titre, c’est tout. Ça n’incitera pas les gens à parler.»
La pression sur les politiciens
«Je l’ai vécue en 1998 (il s’est présenté à la mairie de Montréal). Mon directeur de campagne avait été approché par un avocat qui représentait les Hells Angels. On avait dit non, évidemment. Mais ça n’a pas changé. C’est comme dans l’émission (de télévision américaine) House of Cards. C’est subtil.»
Jacques Duchesneau
- 1994 à 1998 : chef de la police de Montréal
- 1998 : candidat défait à la mairie de Montréal.
- 2010 : nommé à la tête de l’Unité anticollusion
- 2011 : rapport sur la collusion et la corruption impliquant des firmes de construction partenaires du ministère des Transports
- 2012-2014 : député de la CAQ dans Saint-Jérôme
- 2012 : témoignage à la commission Charbonneau. L’entrepreneur Tony Accurso affirmera lui avoir remis 250 000 $ pour éponger le déficit de sa campagne à la mairie. Le chèque ne sera pas retrouvé.
- 2014 : quitte la vie politique
- 2016 : offre d’aider son ancien parti à regagner la circonscription de Saint-Jérôme
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