Enquête avortée sur la mafia et les contrats à Montréal

L’UPAC a échoué à arrêter ceux qui allaient porter de l’argent que les mafieux cachaient ensuite dans leurs bas

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Le DCPC et l'UPAC sur le banc des accusés



L’Unité permanente anticorruption a enquêté pendant cinq ans sur l’implication de la mafia dans le partage illégal des contrats de la Ville de Montréal, mais tout son travail est tombé à l’eau, a découvert notre Bureau d’enquête.










Les images diffusées en 2012 à la commission Charbonneau avaient marqué l’imagination: le mafieux Nicolo Rizzuto et l’entrepreneur Nicolo Milioto cachaient des liasses d’argent comptant dans leurs bas, au café Consenza, le repaire du clan Rizzuto.



Le mafieux Rocco Sollecito compter l’argent en compagnie de Nicolo Milioto

Photo capture d’écran, commission Charbonneau

Le mafieux Rocco Sollecito compter l’argent en compagnie de Nicolo Milioto






Ils se partageaient la ristourne de 2,5 % que devaient verser les entrepreneurs collusionaires à la mafia pour pouvoir obtenir les contrats de pavage, d’aqueduc et de trottoirs à Montréal, selon la preuve présentée à la Commission.




D’après nos informations, la défunte Escouade de protection de l’intégrité municipale (EPIM) a ouvert, dès août 2013, une enquête criminelle en bonne et due forme sur les magouilles alléguées des entrepreneurs et de la mafia montréalaise.




Baptisée « Projet Contour », l’enquête visait une dizaine de suspects. Parmi eux, l’ex-président du Comité exécutif de la Ville, Frank Zampino, ainsi que Milioto.




Vente douteuse de terrains




L’enquête comportait aussi un volet sur la vente de terrains à Rivière-des-Prairies, impliquant un important propriétaire immobilier .


Les policiers de l’EPIM n’ont pas lésiné sur les moyens. Ils ont eu accès à de nombreux documents de l’enquête Colisée, menée dans les années 2000 par la Gendarmerie royale du Canada.





Mafia italienne

Photo capture d’écran, commission Charbonneau






Ils ont entre autres obtenu une liste des véhicules d’entrepreneurs qui se stationnaient devant le célèbre Consenza pour aller présumément verser leur dû aux leaders mafieux.




Ils ont également procédé à de l’écoute électronique.




L’entrepreneur Lino Zambito, qui avait décrit avec précision le stratagème de collusion devant la commission Charbonneau, a fait partie des témoins rencontrés.




Aussi récemment qu’en mars 2018, les enquêteurs se préparaient à faire des arrestations, selon des documents policiers que nous avons consultés. Ils travaillaient même avec le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) en vue de divulguer la preuve aux avocats de la défense.




Fin mystérieuse




C’est à ce moment que l’EPIM, qui existait comme une division de l’UPAC depuis la fin 2013, a été dissoute.




En parallèle, la couronne a dû divulguer à quatre coaccusés dans l’affaire du Faubourg Contrecœur qu’ils avaient fait l’objet d’écoute électronique dans le cadre de l’enquête Contour.




De multiples sources indiquent aujourd’hui, sous le couvert de l’anonymat, que l’enquête a été abandonnée. Elles blâment le DPCP, qui n’aurait pas voulu déposer d’accusation, ainsi que la façon dont l’enquête a été menée en fin de parcours par la direction de l’UPAC.




Puis, le 1er octobre dernier, l’ex-patron de l’UPAC Robert Lafrenière a quitté son poste sur fond de vives tensions au sein de son organisation.




Le porte-parole de l’UPAC Matthieu Delisle a indiqué hier que le corps policier n’émettrait pas de commentaire à notre Bureau d’enquête.




Principaux suspects




Ciblés par l’UPAC, ils n’ont finalement fait l’objet d’aucune accusation dans l’enquête Contour.






Frank Zampino



Mafia italienne

Photo Ben Pelosse






Ex-président du comité exécutif et bras droit de l’ancien maire Gérald Tremblay, il a été arrêté en septembre 2017 et accusé de fraude et corruption en lien avec l’octroi de 160 M$ de contrats municipaux.






Giuseppe Borsellino



Mafia italienne

Photo courtoisie






Patron du groupe Petra, cet homme d’affaires est l’un des plus importants propriétaires immobiliers en ville.






Robert Cassius de Linval



Mafia italienne

Photo courtoisie






Ex-directeur des affaires corporatives de la Ville de Montréal, il a été remercié en 2009 dans la foulée du scandale des compteurs d’eau, empochant une indemnité de départ de 182 000 $.






Domenico Arcuri



Mafia italienne

Photo courtoisie






Cet entrepreneur proche de la mafia montréalaise est l’ex-président de la firme Carboneutre.






Giuseppe Borsellino



Mafia italienne

Photo capture d'écran, TVA Nouvelles






Cet entrepreneur et ex-patron de la firme Garnier Construction participait au trucage des contrats de la Ville de Montréal. C’est lui qui avait déclaré « everything is truqué » pendant les audiences de la commission Charbonneau, en parlant d’une importante liste de contrats municipaux.






Francesco Capello




Ex-patron de la firme Excavations Super, il aurait participé au partage illégal des contrats à Montréal, a-t-on appris à la commission Charbonneau.






Robert Marcil



Mafia italienne

Photo Agence QMI, Maxime Deland






Ex-directeur des travaux publics à la Ville de Montréal. C’est à lui que la juge France Charbonneau, outrée, avait demandé s’il était « imbécile ou incompétent ». Il a été arrêté en même temps que Frank Zampino pour le trucage allégué de contrats municipaux valant 160 M$.






Pietro Santamaria




Ex-directeur général de l’arrondissement Rivière-des-Prairies-Pointe-aux-Trembles.






Nicolo Milioto



Mafia italienne

Photo Agence QMI, Joêl Lemay






Surnommé « M. Trottoir », il a souvent été aperçu au café Consenza, un des repaires de la mafia à Montréal. Il y remettait des liasses d’argent à Nick Rizzuto, le père du parrain Vito Rizzuto. À la commission Charbonneau, il avait déclaré qu’il s’y rendait parce qu’il aimait jouer aux cartes et boire du café.






Joe Magri



Mafia italienne

Photo courtoisie






Maire de l’arrondissement Rivière-des-Prairies–Pointe-aux-Trembles en 2009 et 2010, il portait les couleurs du parti Union Montréal dirigé par Gérald Tremblay.






Un gros promoteur était ciblé par l’enquête



Les terrains du site Marc-Aurèle-Fortin ont été vendus à Petra St-Luc en 2006, qui en a fait un développement résidentiel.

Photo Chantal Poirier

Les terrains du site Marc-Aurèle-Fortin ont été vendus à Petra St-Luc en 2006, qui en a fait un développement résidentiel.







En plus de se pencher sur les contrats municipaux, les policiers affectés à l’opération antimafia Contour ont enquêté sur une transaction de la Ville avec l’un des plus importants propriétaires de gratte-ciels à Montréal : le groupe Petra de Giuseppe (Joe) Borsellino.




Selon nos sources, les policiers montréalais s’intéressaient aux interventions du président du comité exécutif de l’époque, Frank Zampino, en faveur de son grand ami Joe Borsellino (rien à voir avec l’autre Joe Borsellino, de Construction Garnier), à partir de 2005.




L’affaire a filtré dans les médias et à la commission Charbonneau, mais le public n’a jamais connu l’issue de l’enquête.



Mafia italienne

Photo Chantal Poirier






Selon les enquêteurs, le consortium Petra St-Luc aurait bénéficié de passe-droits en achetant le site Marc-Aurèle-Fortin, un terrain municipal de deux millions de pieds carrés à Rivière-des-Prairies.




La Ville l’a choisi même si deux promoteurs étaient prêts à payer davantage. Développement Iberville avait présenté la plus haute soumission : 1,5 M$, soit 50 % de plus que Petra St-Luc.




Qu’à cela ne tienne, c’était « au tour de Petra de gagner », aurait déclaré Zampino, selon le témoignage de l’ancien directeur immobilier de la municipalité, Joseph Farinacci, à la commission Charbonneau.




Campé sur ses positions




Le haut fonctionnaire n’était pas d’accord, mais chacun est resté campé sur sa position.




En septembre 2006, un avis juridique recommandait finalement d’écarter la proposition d’Iberville « parce qu’elle prévoyait une densité d’habitation plus élevée que ce qui était prévu à l’appel d’offres », raconte le rapport final de la commission Charbonneau.




La Ville a donc mis sur pied un nouveau comité de sélection pour choisir entre les deux propositions restantes... sans grille d’analyse ni pointage. Petra St-Luc a fini par remporter la mise.




Des terrains pour ses enfants




En plus de viser Joe Borsellino et Frank Zampino, l’opération Contour s’intéressait aussi à Robert Cassius de Linval, le directeur des affaires corporatives de la Ville de Montréal. C’est lui qui avait commandé l’avis juridique ayant disqualifié Iberville.




Les policiers enquêtaient également sur Pietro Santamaria, ancien directeur général de l’arrondissement de Rivière-des-Prairies. Pendant les négociations sur le site Marc Aurèle-Fortin, ses deux enfants ont pu acheter deux terrains du Groupe Petra pour seulement le quart de leur valeur, rapportait Radio-Canada en 2012.




Avec l’abandon de l’enquête Contour, le public ne saura jamais ce qui s’est passé exactement.







D’autres enquêtes avortées... ou oubliées



La SIQ




À partir de 2011, l’UPAC a enquêté sur des collecteurs de fonds libéraux soupçonnés d’avoir touché des commissions secrètes lors de transactions de la Société immobilière du Québec (SIQ). Il s’agissait de « la plus importante fraude dans une société d’État au Québec, et peut-être même au pays », selon Radio-Canada. En juin 2018, notre Bureau d’enquête a révélé que les policiers ont dû reporter au moins trois fois la date prévue pour arrêter les suspects, entre 2016 et 2018. Depuis, silence radio à l’UPAC.





SNC-Lavalin




Notre Bureau d’enquête révélait que l’Autorité des marchés financiers a abandonné une importante enquête sur SNC-Lavalin et des millions de dollars de transactions boursières qu’elle avait pourtant jugées douteuses. Parmi les transactions sous enquête, on retrouvait celles de Michael Novak, ex-v.-p. de SNC-Lavalin et mari de la députée libérale Kathleen Weil.





Le financement au Parti libéral




Où en est la fameuse enquête Mâchurer sur les allégations de financement illégal au Parti libéral du Québec ? L’UPAC y travaille depuis cinq ans, mais ne donne plus de nouvelles, après avoir rencontré 300 témoins, mené de nombreuses perquisitions et même obtenu la liste des passages à la frontière américaine de l’ex-premier ministre Jean Charest et de l’ex-argentier libéral Marc Bibeau.