L’ex-premier ministre Jean Charest s’est expliqué pour la première fois, cette semaine, sur les allégations auxquelles lui et son parti font face dans le cadre de l’enquête Mâchurer de l’Unité permanente anticorruption (UPAC). Notre Bureau d’enquête a soumis ses déclarations à l’épreuve des faits.
Allégations de pressions répétées
L’énoncé
Jean Charest a minimisé les pressions que Marc Bibeau aurait pu exercer auprès des firmes afin que celles-ci financent le Parti libéral. Il se référait aux extraits d’un affidavit où un entrepreneur affirme s’être senti obligé de donner au PLQ pour être dans les bonnes grâces du gouvernement.
« Je n’en crois pas un mot, pas un seul instant », a-t-il dit.
Les faits
Les derniers affidavits rendus publics font pourtant référence à des allégations de trafic d’influence répétées touchant Marc Bibeau.
Luc Benoit, patron de Tecsult, a affirmé que M. Bibeau lui a déjà communiqué des pointages d’appel d’offres et lui a annoncé qu’il recevrait un contrat avant que ce soit officiel.
Claudio Vissa, de RSW, a affirmé que M. Bibeau se vantait de pouvoir influencer l’octroi de contrats chez Hydro-Québec.
Georges Dick, aussi de RSW, en a rajouté en alléguant même que Marc Bibeau faisait un lien entre le financement et les contrats.
Pas besoin d’un retour d’ascenseur pour être accusé
L’énoncé
Jean Charest s’est appuyé sur la dissidence du commissaire Renaud Lachance, au terme de la commission Charbonneau, pour affirmer que rien ne prouve que des contrats publics ont été obtenus en échange de contributions politiques. « Il n’y a aucune instance où les contributions sont reliées aux contrats. Renaud Lachance l’écrit noir sur blanc. »
Les faits
Le travail de l’UPAC dans Mâchurer n’est pas nécessairement de trouver des preuves concrètes que des contrats publics ont bel et bien été donnés en échange de contributions au PLQ.
Dans ses affidavits, l’UPAC affirme avoir des motifs raisonnables de croire que des infractions au Code criminel auraient été commises.
Elle se réfère entre autres à l’article 121 (1) du Code, qui prévoit que quiconque prétend avoir de l’influence auprès du gouvernement peut être accusé de fraude envers le gouvernement.
La Cour suprême a d’ailleurs rappelé en 2018 qu’il « n’est pas nécessaire que l’accusé ait réellement de l’influence auprès du gouvernement, qu’il entreprenne des démarches pour user de son influence ou qu’il réussisse à influencer le gouvernement pour être reconnu coupable de cette infraction ».
Le Code criminel précise qu’une personne commet une fraude envers le gouvernement quand elle obtient « une récompense, un avantage ou un bénéfice de quelque nature en contrepartie d’une collaboration, d’une aide, d’un exercice d’influence ».
Dans le cas de Mâchurer, les dons politiques pourraient être considérés comme un avantage, selon les prétentions policières.
Les policiers soupçonnent également qu’il aurait pu y avoir de l’abus de confiance au PLQ, c’est-à-dire qu’un élu ou un fonctionnaire aurait utilisé ses fonctions à d’autres fins que dans l’intérêt public. Là encore, il n’est pas nécessaire d’avoir reçu un avantage ou une contrepartie financière pour être accusé d’abus de confiance.
Non, la Commission n’avait pas tout révélé
L’énoncé
« Ce qui a été rendu public la semaine dernière, tout ça avait été rendu public devant la commission Charbonneau. Tout ça avait déjà été dit. »
Les faits
C’est faux. Les allégations présentées par l’UPAC pour obtenir un mandat de perquisition, publiées intégralement dans Le Journal la semaine dernière, révèlent de nombreux éléments qui n’ont jamais été cités à la commission Charbonneau.
Entre autres :
Il discrédite une organisation qu’il a lui-même créée
L’énoncé
« Ai-je besoin de rappeler que l’UPAC est sous enquête ? Que dans l’affaire Guy Ouellette, elle a écrit des affidavits pour lesquels elle a été totalement discréditée ? Que le directeur général de l’UPAC (Robert Lafrenière) a démissionné le jour de l’élection [...] Alors, les allégations d’affidavit, vous n’allez pas me blâmer si je prends ça avec un grain de sel. »
Les faits
Jean Charest s’est attaqué à la crédibilité de l’Unité permanente anticorruption (UPAC) et de son ancien patron Robert Lafrenière.
Jusqu’à ce jour, il avait pourtant toujours défendu vigoureusement cette organisation, créée par son gouvernement.
Lors d’un point de presse à l’hôtel du Parlement le 30 septembre 2011, Jean Charest avait vanté le travail de l’UPAC et de son directeur, lui aussi nommé par son gouvernement.
« J’ai confiance en l’UPAC, j’ai confiance en M. Lafrenière qui est un homme d’expérience avec une équipe nombreuse. Ils ont des ressources très importantes pour faire leur travail [...] Rappelons-nous, on a fait souvent référence à l’opération Carcajou qui visait les motards criminalisés. C’est un travail qui est difficile, le niveau de difficulté est élevé, comme c’est le cas de l’UPAC. Et il faut donner la chance à ces gens-là de faire le travail, puis ils le font », avait affirmé Jean Charest.
Plus tard dans le même point de presse, l’ex-premier ministre ajoutait que ceux qui ont des informations ont la responsabilité de les transmettre à l’UPAC. « À ceux qui ont le devoir d’enquêter là-dessus pour qu’ils puissent agir. C’est ce que nous voulons. Nous voulons que les gens agissent, et ça a été fait pour cette raison-là. »
Les conditions de Nathalie Normandeau
L’énoncé
« On a offert de rencontrer les policiers, de collaborer avec les policiers de l’UPAC, mais ils n’ont pas répondu à cet appel-là [...] Ça, ce sont les mêmes policiers qui n’ont pas rencontré Nathalie Normandeau, qui est une autre affaire de l’UPAC qui est en train de s’écraser. »
Les faits
Il est vrai que les policiers n’ont pas rencontré Nathalie Normandeau avant son arrestation, mais ils voulaient le faire.
La preuve consultée dans la rédaction de l’ouvrage PLQ inc., de notre Bureau d’enquête, démontre que le 28 mars 2014, Nathalie Normandeau a insisté auprès du lieutenant Benoît Pinet pour que son avocat assiste à la rencontre avec les policiers.
Il y avait un malaise, selon les notes policières. S’il n’y a pas d’avocat, il n’y a pas de rencontre, aurait souligné Mme Normandeau.
Or, il est rare que la police rencontre des témoins avec leur avocat en cours d’enquête. La rencontre n’a donc pas eu lieu.
C’est son ami qui a ralenti l’enquête
L’énoncé
« Qu’est-ce qui empêchait l’UPAC de porter des accusations après six ans ? Il n’y a rien, il n’y a absolument rien qui les empêchait de déposer des accusations. »
Les faits
Premièrement, ce n’est pas l’UPAC qui peut déposer des accusations criminelles, mais les avocats du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP). Les policiers amassent la preuve et la remettent aux avocats, qui décident ou non de porter des accusations.
Deuxièmement, avant de s’adresser au DPCP, les policiers s’assurent d’avoir amassé le maximum de preuves. Or, une partie de la preuve a été gardée hors de portée des policiers pendant des années par le bon ami de Jean Charest, Marc Bibeau.
En effet, l’ex-argentier libéral a contesté jusqu’en Cour suprême la validité des mandats de perquisition qui ont permis aux policiers de saisir des documents dans les locaux de son entreprise en 2013 et en 2016.
Il invoquait entre autres le privilège avocat-client, dans les échanges qu’il a eus avec deux de ses employés, une avocate et une notaire. Ces communications sont protégées sauf dans des circonstances très précises.
La Cour suprême a refusé de l’entendre sur ce point, mais ces démarches ont retardé l’enquête. Les policiers n’ont pu commencer à consulter la preuve saisie en 2013 que quatre ans plus tard, en 2017.
De plus, selon nos informations, les policiers n’ont pas encore pu voir, à ce jour, toute la preuve saisie en 2013. Chaque fois que les policiers veulent avoir accès à une partie des informations saisies, un arbitre s’assure que le matériel n’est pas couvert par le privilège avocat-client.
Tout cela empêche les policiers de conclure rapidement leur enquête.
Moins d’argent que Bourassa ?
L’énoncé
« Dans la période où j’ai été chef du Parti libéral du Québec, en passant, il y a une légende urbaine qui veut que nous, on faisait plus de financement que jamais auparavant, alors que c’est faux. Il y avait plus de financement à l’époque de M. Bourassa qu’il y en avait à l’époque où j’étais chef du Parti libéral du Québec. »
Les faits
Si on tient compte de l’inflation, Jean Charest n’a pas tort. Nous avons compilé le financement déclaré par le PLQ dans les rapports du Directeur général des élections depuis 1984. En reportant les montants en dollars de 2019, le PLQ sous Robert Bourassa amassait 8,9 M$ en moyenne par année. Sous M. Charest, c’était 7,9 M$.
Toutefois, si on fait l’exercice sans tenir compte de l’inflation, la donne change. Bourassa amassait environ 4,9 M$ par année en dollars de l’époque.
Mais il y a plus: puisque le montant maximal de dons de 3000 $ par personne n’a pas changé entre la fin des années 1970 et 2011, Jean Charest et ses troupes ont donc dû travailler presque deux fois plus fort que Robert Bourassa pour amasser leur trésor de guerre.
Les autres le faisaient aussi
L’énoncé
« On le faisait (du financement sectoriel) [...] et les autres partis politiques faisaient de même ! »
Les faits
C’est vrai : le Parti québécois aussi avait une équipe de financement « en milieu de vie », qui ciblait les entreprises, selon la commission Charbonneau.
Ce que Jean Charest omet de dire, c’est que sous sa férule, le Parti libéral du Québec est devenu le champion toutes catégories de la sollicitation auprès des compagnies, que la formation politique appelait « financement sectoriel ». Une pratique généralisée, mais interdite.
Dans son rapport final, la commission Charbonneau mentionne que « la plus grosse part » des contributions des dirigeants d’entreprise « était destinée au parti à la tête du gouvernement ».
Une compilation des dons aux partis qu’a réalisée la Commission démontre d’ailleurs que le PLQ tenait le haut du pavé en matière de financement dès 2001, soit deux ans avant que Jean Charest ne prenne le pouvoir.
Autrement dit, sous la gouverne de Jean Charest, le PLQ était devenu une meilleure machine à collecter les dons que le Parti québécois, qui tenait pourtant les rênes du pouvoir à l’époque.