Il faut s'opposer à la vente de l'Alcan à des intérêts étrangers

À tout prendre, il est peu probable que cette transaction soit à l'avantage du Canada, et n'apparaît certainement pas être à l'avantage du Québec.

Chronique de Rodrigue Tremblay

«Les nôtres ont généralement les petits emplois dans
les grandes entreprises. On les considère comme les
porteurs d'eau.»

Journal Le Goglu, Montréal, le 15 novembre 1929.
"Il faut obtenir du roi-nègre qu'il collabore et
protège les intérêts des Britanniques. Cette
collaboration assurée, le reste importe moins."

André Laurendeau, Le Devoir, 18 novembre 1958
"La Révolution tranquille marqua incontestablement
pour les Québécois francophones le moment capital de
leur entrée dans la modernité".

Fernand Ouellet, historien, 1990
***
Fin de la Révolution tranquille?
On sait quand la Révolution tranquille
a commencé au Québec: le coup d'envoi s'est fait avec
l'élection du Parti libéral du Québec, le 22 juin
1960, avec son slogan « C'est le temps que ça change
», et celui repris en 1962 du « Maîtres chez nous ».
Cette révolution politique, sociale et économique dans
l'histoire du Québec allait se traduire par des
réformes en profondeur et par des progrès substantiels
dans l'accessibilité des Québécois à l'éducation, dans
la transformation de la langue française d'une langue
de minoritaires en une langue de majoritaires, et dans
la prise de contrôle de nombreux leviers économiques
dans les domaines des ressources naturelles, de
l'énergie, de la finance et de l'économie en général.
La Révolution tranquille visait à mettre un terme à
l'ère des « Québécois porteurs d'eau et de scieurs de
bois » pour la remplacer par une ère de modernisation
accélérée du Québec et de promotion nationale des
Québécois francophones dans leur propre pays, tout en
ouvrant le Québec sur le monde. C'est ainsi que la
Révolution tranquille a apporté une réforme en
profondeur du système d'éducation, la nationalisation
des ressources hydro-électriques québécoises,
l'instauration du système d'accès universel aux soins
de santé, la proclamation de la langue française en
tant que langue nationale des Québécois, de même que
la création de leviers financiers tels la [Caisse de
dépôt et placement du Québec,->http://fr.wikipedia.org/wiki/Caisse_de_d?©p?¥t_et_placement_du_Qu?©bec]
... etc.
Même si cette période de reconquête et de
libéralisation du Québec a atteint une sorte de
plateau au début des années 1980 et a fait du surplace
depuis, les grands objectifs de la Révolution
tranquille n'ont jamais été officiellement abandonnés.
Le domaine québécois de l'hydroélectricité
La carte économique maîtresse du Québec est son
réservoir de richesses hydroélectriques. Aujourd'hui,
Hydro-Québec et Alcan, à eux deux, produisent
annuellement quelque 37 000 mégawatts d'électricité.
C'est plus de la moitié de toute l'énergie
hydroélectrique produite au Canada.
Hydro-Québec
possède 570 barrages et ouvrages régulateurs, opèrent
54 centrales hydroélectriques, une centrale nucléaire,
quatre centrales thermiques et un parc éolien. Alcan, pour sa
part, a un réseau hydroélectrique qui comprend 27
barrages et ouvrages de régularisation, 43 groupes
turbine-alternateur, quatre interconnexions avec
Hydro-Québec, 884 kilomètres de lignes de transport
d'énergie, 2200 pylônes, un réseau d'une quarantaine
de stations hydrométéorologiques ainsi qu'un réseau
indépendant de télécommunication.
L'histoire d'Hydro-Québec date de 1944 quand le
gouvernement d’Adélard Godbout fit adopter la Loi sur
la Commission hydroélectrique du Québec, par laquelle
le gouvernement du Québec créait Hydro-Québec et
étatisait la Montreal Light, Heat and Power. La
mission d'Hydro-Québec était alors d'exécuter « une
saine gestion financière et [de vendre] l’électricité
au plus bas coût possible ». Depuis 1981, cependant,
Hydro-Québec fixe ses prix au-dessus de ses coûts de
revient et génère des dividendes dont elle verse les
trois-quarts au Gouvernement du Québec.
Avec son slogan « Maîtres chez nous », le gouvernement
de Jean Lesage reçut l'assentiment de la population
lors des élections du 14 novembre 1962,
et procéda à la nationalisation des actifs de la
plupart des sociétés privées assurant la production,
le transport et la distribution d’électricité au
Québec, à l’exception des installations de l’Alcan sur
la rivière Saguenay et de quelques autres petites
installations.
Pourquoi les installations de l'Alcan ne furent pas
nationalisées et incorporées dans le giron
d'Hydro-Québec? Parce que Alcan détenait des
concessions hydroélectriques de longue date; parce
qu'elle avait son siège social au Québec et était un
acquis économique très positif pour le Québec; et,
parce que cela aurait haussé le montant à emprunter
($300 millions US) pour financer l'ensemble de
l'opération. Cependant, si on avait dit à cette époque
que la société Alcan passerait un jour dans des mains
étrangères, il est possible que la décision du
Gouvernement Lesage aurait été différente.
La vente de la société Alcan en 2007
C'est dans ce contexte historique qu'il faut voir la
possible vente de la société Alcan à des intérêts
étrangers cette année. En effet, la vente «forcée» de
la société Alcan à une société britannique représente
un événement majeur. Alcan est une société qui jouit
de concessions territoriales centenaires au Québec,
égales en territoire à presque 100 fois la superficie
de l'Ile de Montréal. Cette vente de la plus
importante société privée impliquée dans le
développement des ressources naturelles du Québec, et
aussi parmi les plus rentables, à des intérêts
étrangers, marque donc un point tournant.
Par son côté symbolique et pratique, je suis d'avis
que cette vente à gros prix, annoncée le 12 juillet
2007, si elle est acceptée par les gouvernements
fédéral et provincial, marquera officiellement la fin
de la Révolution tranquille. Elle représentera une
abdication et une capitulation tant des gouvernements
québécois et canadien que de la classe d'affaires
québécoise.
Hydro-Québec et la rente sur les ressources hydroélectriques
En plus petit, certes, mais d'une manière tout aussi
symbolique, la vente du contrôle de l'Alcan et de ses
installations hydroélectriques à des intérêts
étrangers et son absorption dans un conglomérat
britannique, en 2007, est l'exact contraire de la
nationalisation des compagnies privées d'électricité
et de la récupération de la rente économique sur les
ressources hydroélectriques par le gouvernement
québécois, en 1962.
La nationalisation et l'intégration du système
hydroélectrique sous le contrôle de la société
Hydro-Québec visaient,
en effet, premièrement à récupérer la rente économique
globale perçue sur les ressources hydroélectriques
afin que ces revenus ne soient point privatisés et
capitalisés aux mains d'investisseurs étrangers;
deuxièmement, à soutenir les efforts
d'industrialisation du Québec en favorisant une
transformation accrue des ressources naturelles au
Québec et la création d'emplois bien rémunérés pour
nos ingénieurs et autres spécialistes; et, en
troisième lieu, à favoriser la francisation de ce
secteur névralgique de notre économie.
Qu'est-ce que la rente économique sur les ressources
naturelles? Techniquement, c'est le surplus de revenus
attribuable à un facteur de production en sus de ce
qui est requis pour entraîner sa participation dans un
processus de production. On mesure l'importance d'une
telle rente économique en prenant la différence entre
le prix de vente d’un produit et son coût économique
de production, y compris un rendement normal du
capital. — Il existe généralement une rente économique
sur les ressources naturelles parce qu’il existe
habituellement un écart plus ou moins grand entre le
cours mondial des produits de base (pétrole,
électricité, etc.) et leur prix de revient.
La rente économique peut être perçue par les
producteurs privés sous la forme de profits gonflés,
ou par le gouvernement de différentes façons:
nationalisations, obligation de créer de l'emploi en
transformant sur place les ressources, l'imposition de
redevances annuelles, de taxes spéciales, d'un
contrôle des prix à la consommation, etc. — En gros, ou
bien les revenus découlant d'une rente économique sur
les ressources naturelles sont captés par l'État sous
une forme ou un autre, ou bien, ces revenus prennent
la forme de profits « excédentaires » pour les
entreprises exploitantes, leurs actionnaires et leurs
dirigeants.
Pourquoi la surenchère actuelle sur Alcan?
L'offre d'achat de la société Alcan par la société
britannique Rio Tinto illustre à merveille
l'importance de la rente économique. Pourquoi la
société Rio Tinto est-elle disposée à offrir $101 US
pour chaque action de l'Alcan, alors qu'en octobre
dernier, cette action se transigeait à quelque $40 US
sur les marchés boursiers, ce qui donnait une
capitalisation totale de quelque $15 milliards US?
C'est que pour Alcoa ou Rio Tinto, la valeur anticipée
des actions de l'Alcan valait beaucoup plus. En effet,
les barrages et les installations hydroélectriques de
l'Alcan vaudront dans l'avenir énormément plus que
maintenant. C'est ce qui a incité Alcoa à offrir $28,4
milliards US ou $76 US pour chaque action de Alcan, le
7 mai (2007), et Rio Tinto à renchérir avec une offre
égale à $38,1 milliards ou $101 US l'action, le 12
juillet (2007).
Pourquoi une telle surenchère et pourquoi Rio Tinto
était-elle disposée à mettre $10 milliards US de plus
qu'Alcoa sur la table? Essentiellement parce qu'une
crise énergétique majeure se profile à l'horizon, avec
le résultat que le producteur d'aluminium le moins
coûteux au monde, Alcan, verra la valeur de ses
installations hydroélectriques prendre rapidement de
la valeur. Il y a, bien sûr, des économies de gestion
à faire en fusionnant deux entreprises. Ainsi, Rio
Tinto pense pouvoir réaliser des économies annuelles
égales à $600 millions. Mais ce n'est pas là la raison
principale de sa surenchère.
En effet, Rio Tinto, un producteur de minerais et de
métaux primaires peu intéressé dans leur
transformation, vise avant tout le marché chinois de
l'aluminium, lequel représente tout près du quart du
marché mondial pour ce métal, avec une demande qui
croit au rythme de 15 pourcent par année. Or, la Chine
produit présentement son propre aluminium avec de
l'électricité tirée d'un charbon coûteux et polluant.
Rio Tinto est prête à parier que, tôt ou tard, le
gouvernement chinois trouvera plus profitable
d'importer l'aluminium et d'orienter son électricité
coûteuse vers des usages qui créent davantage
d'emplois. Entre-temps, Alcan aux mains de Rio Tinto
peut toujours vendre à la Chine la bauxite dont cette
dernière a besoin.
On a une idée de la rente économique dont jouit Alcan
quand on sait qu'il en coûte présentement de $2,000 à
$2,200 US la tonne pour fabriquer de l'aluminium en
Chine, alors qu'Alcan produit la même tonne
d'aluminium à un coût de 32 à 36 pourcent inférieur,
soit à un coût se situant entre $1,350 to $1,400 US la
tonne.
La conclusion est claire: le réseau hydroélectrique de
l'Alcan au Saguenay–Lac-Saint-Jean, avec ses barrages
et ses centrales hydroélectriques, vaudra beaucoup
plus dans l'avenir que maintenant. C'est pourquoi le
conglomérat britannique Rio Tinto est prêt à mettre le
gros pris pour en prendre possession.
À qui va la rente économique du complexe Alcan?
La vente à gros prix de la société Alcan profitera
énormément à plusieurs personnes, sauf à l'ensemble de
la population québécoise. En effet, il n'y a rien dans
cette prise de contrôle étrangère qui favorise le
Québec. Tout au contraire.
La société acquéreuse, Rio Tinto, se spécialise en
effet dans les minerais et les métaux primaires. Elle
n'est guère intéressée par la transformation des
métaux à des fins industrielles, c'est-à-dire là où se
trouvent le plus d'emplois. D'ailleurs, elle a déjà
annoncé dans son offre d'achat qu'elle entend se
départir de la division Emballages de l'Alcan, tandis
qu'elle entend pour l'instant conserver la division
Produits usinés de l'Alcan, en autant que cela
permette «d'optimiser la valeur du portefeuille».
Il sera donc très difficile au Gouvernement du Québec,
dans l'avenir, de poursuivre une politique
industrielle de transformation de l'aluminium avec une
entreprise dont le bureau chef est à Londres et qui
déclare de surcroît vouloir se concentrer sur ses
«activités minières et métallifères».
D'autre part, l'acquisition étrangère ne facilitera
point les projets d'investissement futurs de l'Alcan,
car cette dernière était parfaitement en mesure de
financer ses projets d'investissements elle-même. La
direction de l'Alcan a d'ailleurs confirmé
publiquement que la société Alcan ne cherchait pas à
se vendre, mais qu'elle fut forcée de le faire après
que la société Alcoa eut déposé une offre hostile
d'acquisition, le 7 mai dernier. La vente de l'Alcan
découle donc d'un concours de circonstances, et ne
s'est pas faite pour améliorer la compétitivité de
l'entreprise ou ses perspectives de marché.
À remarquer que Alcan n'aurait pas pu répliquer à
Alcoa par une offre d'achat inversée, en achetant
Alcoa plutôt que de se laisser acheter par elle, parce
que l'état de la Pennsylvanie
(état dans lequel est incorporé la société Alcoa) rend
très difficile les prises de contrôle hostiles d'une
entreprise par une autre. Les législations canadiennes
sont beaucoup plus généreuses à cet égard que celles
que l'on retrouve dans d'autres pays, de sorte que les
entreprises canadiennes sont plus vulnérables que des
entreprises de même taille ailleurs à des prises de
contrôle étrangères.
De plus, la circulaire explicative de Alcan
pour l’acceptation de l’offre d'achat de 38,1
milliards US de Rio Tinto révèle que les travailleurs
de Alcan profiteront pas ou peu de la transaction,
alors que les quelques dirigeants actuels de Alcan
profiteront personnellement de la vente de la société.
La vente vaudra, en effet, de 110 à 138 millions de
dollars en primes, options, indemnisations et gains
divers aux dirigeants actuels de Alcan. Le président
et chef de la direction, Richard Evans, à lui seul,
peut possiblement encaisser jusqu'à $51 millions US.
Les membres du conseil d'administration, toujours
selon la même circulaire, tireraient aussi
d'importantes sommes si la transaction était menée à
terme.
À tout prendre, il est peu probable que cette
transaction soit à l'avantage du Canada, et n'apparaît
certainement pas être à l'avantage du Québec.
Conclusion
Je crois pour ma part que la vente de la société
Alcan, même si elle enrichit un nombre restreint
d'individus et de spéculateurs internationaux, est
contraire à l'intérêt national du Canada et est un
transfert abusif de la rente économique sur les
ressources hydroélectriques québécoises à des intérêts
privés, dont plusieurs sont étrangers. Je demande donc
au ministre fédéral de l'Industrie et au gouvernement
fédéral d'appliquer les règles de la Loi sur
Investissements Canada relative aux acquisitions
étrangères, parce qu'il est loin d'être démontré
qu'une telle acquisition sera à «l'avantage net du
Canada», et qu'au contraire, tout indique que cette
prise de contrôle étrangère aura des conséquences
nettes négatives pour le Canada.
Je demande aussi au ministre du développement du
Québec, responsable du ministère de l'Industrie, et au
Gouvernement du Québec de s'opposer officiellement à
cette acquisition étrangère auprès du Gouvernement
canadien, en vertu du processus obligatoire de
consultation des provinces dans le cadre de la Loi sur
Investissements Canada, parce qu'elle constitue un
transfert abusif de la rente économique sur les
ressources hydroélectriques du Québec à des intérêts
privés, dont plusieurs sont étrangers.
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Rodrigue Tremblay est professeur émérite de sciences
économiques à l'Université de Montréal et peut être
rejoint à l'adresse suivante:
rodrigue.tremblay@yahoo.com
Visite de son blogue: http://www.thenewamericanempire.com/blog.
Site Web de l'auteur: http://www.thenewamericanempire.com/
Lire des extraits du prochain livre du professeur Tremblay: "The Code for Global Ethics"

http://www.TheCodeForGlobalEthics.com


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