Georges Corm: « Israël voulait une revanche historique sur le Pays du cèdre »

Il y a un an, la guerre au Liban



Il y a un an Israël attaquait le Liban. Quel était le but ultime d’Israël ? Quelles ont été les conséquences majeures de cette intervention pour le Liban et pour la région ?
Georges Corm. Israël avait une revanche historique à prendre sur le Liban, puisqu’en 2000, devant le coût trop élevé du maintien de son occupation d’une large partie du sud du Liban qui durait depuis 1978, il s’est retiré sans condition de ce territoire. C’était bien la première fois, à l’exception de l’invasion du Sinaï en 1956, de concert avec la France et l’Angleterre, que l’État d’Israël se retirait d’un territoire occupé par son armée, sans rien obtenir en contrepartie. C’était donc une défaite lourde de conséquences pour l’image d’invincibilité que ce pays veut donner. Cette défaite était due à l’efficacité de plus en plus grande dont a fait preuve la résistance armée du Hezbollah qui infligeait des pertes quasi quotidiennes très lourdes à l’armée occupante. Déjà en avril 1996, Israël, sous la pression franco-américaine, avait dû reconnaître la légitimité de la résistance libanaise après qu’elle a procédé à une opération de représailles particulièrement meurtrière. Il s’agit de l’opération dite « Raisins de la colère » qui a entraîné le massacre de plus de cent villageois libanais, réfugiés dans un bâtiment des Nations unies, ce qui a soulevé un tollé dans l’opinion mondiale. Il en est résulté un accord quadripartite (France, USA, Liban, Syrie), dit « arrangements de sécurité » pour tenter d’épargner les civils dans cette zone occupée.
Mais Israël a aussi des visées sur les eaux libanaises et c’est pourquoi le sud du Liban et la zone des fermes de Chebaa l’intéressent tant. La région est un château d’eau. La délégation du Mouvement sioniste à la Conférence de la paix en 1919-1920 avait inclus cette partie du Liban dans la carte géographique les frontières qu’il souhaitait pour ce qui n’était alors qu’un projet de « foyer national juif » en Palestine. En outre, le scénario de cette occupation avait été planifié depuis les débuts des années cinquante par Ben Gourion qui souhaitait aussi casser la coexistence islamo-chrétienne au Liban, un mauvais exemple pour lui qui prêchait un État exclusivement juif. Il fallait abattre le modèle libanais de coexistence religieuse plurielle que les Palestiniens, y compris plus tard l’OLP, donnaient comme contre-modèle à un État exclusivement juif. Ce qui fut fait par le chaos qui s’est installé au Liban durant quinze ans entre 1975 et 1990 et au cours desquels le pays a connu deux invasions israéliennes successives (1978 et 1982), ce qui a abouti à une dévalorisation du modèle libanais de coexistence communautaire et a fini par entraîner la mise sous tutelle du Liban par la Syrie avec la bénédiction américaine.
Quelle est la place du Liban dans la stratégie états-unienne ?
Georges Corm. Le Liban n’est évidemment qu’un pion sur l’échiquier du Moyen-Orient pour les États-Unis. Mais c’est un pays aussi petit que compliqué et cette grande puissance n’a jamais pris en compte cette dimension. En 1982, à l’occasion de la nouvelle invasion d’Israël, qui amène son armée jusqu’à Beyrouth, le gouvernement américain a pensé qu’il pourrait installer un gouvernement libanais phalangiste pro-israélien qui signerait un traité de paix avec cet État, ce qui en ferait un second État arabe, après l’Égypte, liée à Israël par un tel traité. Ils avaient simplement oublié que le Liban ne se gouverne pas par la dictature d’un parti communautaire sur l’ensemble des communautés. Il en est résulté une relance spectaculaire des hostilités entre Libanais et les attaques meurtrières contre les contingents de la Force multilatérale d’intervention (américains et français), censés protéger la population civile.
Huit ans plus tard, en 1990, les États-Unis mettent le Liban sous contrôle total syrien, en récompense de l’attitude de la Syrie qui participe à la coalition contre l’Irak pour libérer le Koweït. Ils ont même, à l’époque, demandé à la Syrie d’en finir avec le général Aoun, commandant en chef de l’armée libanaise, qui avait déclaré en 1989 une « guerre de libération » contre les milices libanaises et la Syrie. Le général Aoun dérangeait, en effet, leur plan de pacification du Moyen-Orient de l’époque où, déjà l’Irak avait été transformé en bouc émissaire des problèmes de la région. Aujourd’hui aussi, le même général qui refuse de laisser le pays être manipulé par les États-Unis est très critiqué par les Américains et jusqu’à récemment par le gouvernement français lui-même. Les médias occidentaux (y compris français) le présentent comme un « pro-syrien », ce qui est une contre-vérité flagrante et scandaleuse, et qui montre combien peu ces médias sont objectifs dès qu’il s’agit de politique étrangère.
Les États-Unis commettent donc le même type d’erreurs que par le passé. Ils pensent pouvoir continuer d’instrumentaliser le Liban dans la lutte contre le régime syrien et ils considèrent comme « démocratique » la dictature qu’exerce une faction des Libanais sous domination d’un parti sunnite, le Courant du futur de M. Hariri. Mme Rice, lors de l’agression israélienne de l’été dernier, a même eu le très mauvais goût d’affirmer que cette agression n’était que les « douleurs d’enfantement » du nouveau Moyen-Orient dont les États-Unis ont bassiné le monde pour justifier son agression contre l’Irak en 2003 et son soutien inconditionnel à l’État d’Israël et ses pratiques contraires au droit international.
Dans ce cadre, que représente le Hezbollah ?
Georges Corm. Les États-Unis considèrent le Hezbollah comme une « organisation terroriste », puisqu’il s’agit d’une résistance à Israël. À leurs yeux, il faut donc l’éradiquer, ce qui a pleinement justifié l’attaque de l’été dernier en représailles à l’enlèvement de deux soldats israéliens. Le Hezbollah est aussi considéré par les États-Unis comme un instrument aux mains de l’axe syro-iranien au Moyen-Orient. Dans leur conception d’un Moyen-Orient « pacifié » et à « remodeler » par la force et les occupations des deux armées israélienne et américaine, ce parti n’a pas de place, pas plus qu’il ne faut faire une place au Hamas dans les territoires occupés et colonisés. Israël et les États-Unis sont aveuglés et ne voient guère que leur logique met la région au bord du gouffre. Le Hezbollah a certes été créé sous influence iranienne, mais c’est un parti politique qui a des assises très larges et la branche militaire est composée de recrues qui viennent toutes des régions qui ont été occupées par Israël durant vingt-deux ans et qui ont tellement souffert de cette occupation. C’est pourquoi il s’agit d’une guérilla aussi efficace, puisqu’elle est le fait des villageois eux-mêmes qui connaissent parfaitement le terrain et sont totalement fondus dans la population qui les soutient sans réserve. Personne au sud du Liban ne veut voir une nouvelle occupation israélienne et, dans le passé, les contingents de la FINUL présents dès 1978 dans cette région du Liban n’ont pas réussi à faire évacuer l’armée israélienne occupante ou à empêcher l’invasion de 1982 et toutes les représailles de cette armée contre la population civile du sud du Liban. La FINUL a, aujourd’hui, une présence renforcée, mais elle n’empêche toujours pas les incursions israéliennes, ni les violations de l’espace aérien ou maritime.
La France va accueillir une réunion informelle des différents partis libanais. Faut-il en attendre quelque chose ? Comment jugez-vous le rôle de Paris, hier et aujourd’hui ?
Georges Corm. Il y a sûrement rupture relative avec l’ère Chirac. Précédemment, le président français s’était investi au-delà de toute mesure aux côtés d’une seule catégorie de Libanais embrigadés auprès de Rafik Hariri, puis de son fils Saad. La politique française était devenue une partie du problème interne libanais, appuyée sans restriction par le gouvernement américain. S’il était bon d’avoir débarrassé le Liban de la tutelle syrienne, installée en 1990 par les États-Unis, le fait d’hypothéquer à nouveau la souveraineté libanaise au profit des Américains et de la diplomatie très personnelle de Jacques Chirac a fait perdre tout le bénéfice du départ des Syriens. Le nouveau président français veut clairement rompre avec son prédécesseur en rétablissant le contact avec toutes les sensibilités de l’opinion libanaise et tous les partis politiques. Cela est très positif. Mais pour autant, la France officielle va-t-elle se désolidariser de la politique américaine au Moyen-Orient et plus particulièrement vis-à-vis du Liban ? Cela est une autre affaire !
Le fait de se réunir à Paris ne garantit donc pas le succès, d’autant que des déclarations françaises officielles récentes affirment à nouveau la solidarité avec le gouvernement libanais, alors que ce dernier refuse de façon inconsidérée de démissionner ou d’être élargi à l’opposition pour que la vie constitutionnelle du pays puisse reprendre son cours normal et qu’il y ait effectivement la sortie de la crise.
Entretien réalisé par Pierre Barbancey


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