Forer, forer, mais à quel prix?

Pétro-Québec

Alexandre Shields - Plusieurs s'en souviennent encore comme du «Monsieur Hydro-Québec» de la crise du verglas. Mais, depuis qu'il a quitté la direction de la société d'État, André Caillé est retourné dans le secteur des hydrocarbures, cette fois à la tête de l'Association pétrolière et gazière du Québec, où il multiplie les appels pour une «diversification du bilan énergétique de la province».
Une diversification qui passerait forcément par l'exploitation des importantes ressources québécoises de gaz naturel et, éventuellement, de pétrole. Avec, à la clé, des retombées économiques qui devraient selon lui se chiffrer en milliards de dollars. Les promoteurs ont d'ailleurs déjà flairé la bonne affaire et la production serait imminente.
«Il y a un potentiel bien réel, insiste M. Caillé. Si on exploitait seulement 10 % du gaz naturel du Québec, pour être conservateurs, on pourrait répondre aux besoins du Québec pendant 100 ans au rythme de consommation annuelle actuel, c'est-à-dire 200 milliards de pieds cubes.» Toutefois, celui qui a travaillé chez Gaz Métropolitain pendant 14 ans estime qu'on pourrait facilement répondre à la demande pendant deux siècles, en plus d'exporter une partie de la ressource vers l'Ontario et les États-Unis. D'autres rêvent déjà de construire un Rabaska dédié à l'exportation outre-mer.
La raison? La présence de gaz de schiste dans une formation rocheuse qu'on nomme le shale de l'Utica.
Le potentiel est plus qu'intéressant, au dire des promoteurs. En quelques années à peine, toutes les zones propices à l'exploitation souterraine des hydrocarbures ont été acquises. Au point où, à l'heure actuelle, pas moins de 27 entreprises détiennent un total de 462 permis de recherche ou baux d'exploitation sur plus de 82 500 km2 de territoire, selon les chiffres du ministère des Ressources naturelles et de la Faune. En quelques années à peine, plusieurs dizaines de puits ont été forés pour évaluer le potentiel commercial et la pertinence de construire des pipelines pour les connecter au réseau de Gaz Métro. L'entreprise voit d'ailleurs d'un bon oeil la perspective de s'approvisionner dans la province. Surtout qu'on ne parle pas de zones éloignées de toute civilisation.
Les cartes délimitant les territoires sous permis indiquent en fait qu'à peu près toute la rive sud du fleuve, et une partie de la rive nord, est déjà attribuée, et ce, entre Montréal et Gaspé. Pour l'essentiel, les sites visés par l'exploration gazière se situent sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent, entre Québec et Montréal, de part et d'autre de l'autoroute 20. Dans le cas du pétrole, on parle davantage de la Gaspésie et de l'île d'Anticosti (voir autre texte en page A 8).
«Le potentiel de gaz de schiste de la province était déjà connu depuis des années, mais les techniques d'extraction datent d'environ une dizaine d'années», rappelle M. Caillé. Ce dernier précise que la Société québécoise d'initiatives pétrolières (SOQUIP) — créée par le gouvernement en 1969 pour rechercher des hydrocarbures et qui fait maintenant partie de la Société générale de financement — avait d'ailleurs déterminé le potentiel.
Des milliards en profits
C'est pour tenter de tirer profit de cette ressource que Jean-Yves Lavoie, qui a déjà travaillé pour la SOQUIP à titre d'ingénieur pétrolier, a mis sur pied Junex en 1999. Son entreprise, dont fait partie André Caillé, détient aujourd'hui des permis sur plus de 24 000 km2 de territoire, dont 4000 km2 se trouvent dans le shale de l'Utica. «La quantité de gaz est énorme», affirme-t-il sans hésiter.
Selon une étude réalisée par une firme indépendante basée au Texas, Netherland, Sewell and Associates, les ressources récupérables par Junex — en partie avec l'entreprise américaine Forest Oil — dans les basses terres du Saint-Laurent s'élèveraient à 3700 milliards de pieds cubes. Au prix actuel du marché, soit environ 4,25 $ le millier de pieds cubes, cela équivaut à une valeur marchande de 15,7 milliards de dollars. Un chiffre appelé fort probablement à gonfler puisque les prix ont subi une hausse importante depuis deux ans, en raison de la crise, mais aussi à cause de l'arrivée massive de nouveaux volumes de gaz sur le marché. Ils avaient atteint les 14 $ entre 2006 et 2008.
Quant à l'évaluation des volumes totaux emprisonnés dans le sous-sol québécois, elle varie beaucoup. Certains évoquent des réserves récupérables de 10 000 à 25 000 milliards de pieds cubes dans les shales de l'Utica. Il est aussi possible que ces quantités augmentent avec l'amélioration des techniques d'extraction, selon André Caillé.
Chose certaine, les partisans du développement tous azimuts de cette filière ne semblent pas vouloir attendre une remontée marquée des prix pour commencer l'exploitation en bonne et due forme. C'est d'ailleurs ce qui inquiète les citoyens qui réclament un moratoire sur les projets en cours, ce à quoi le gouvernement répond qu'il présentera à l'automne un projet de loi pour encadrer l'exploitation des hydrocarbures (voir autres textes en page A 6 et A 7). André Caillé ne se formalise pas de la contestation et insiste plutôt sur la possibilité pour le Québec d'être «indépendant» en ce qui a trait au gaz naturel. La totalité de celui-ci est présentement importée de l'Ouest canadien. «Au lieu d'envoyer deux milliards de dollars dans l'Ouest chaque année, on peut les garder ici», se plaît-il à répéter. Il admet cependant qu'il ne s'agit pas d'une économie pure et simple de deux milliards. «C'est sûr qu'il va y avoir de l'argent qui va aller dans les bénéfices des entreprises, et certaines n'ont pas leur siège social au Québec.»
Les promoteurs brandissent surtout la promesse d'emplois «bien rémunérés» et hors des grands centres. André Caillé assure que, «d'ici cinq ans, on devrait atteindre une certaine maturité, avec la création de 2500 emplois et des investissements de l'ordre d'un à deux milliards de dollars». À terme, il estime que 7500 personnes pourraient dénicher un emploi dans le secteur, notamment comme opérateurs de machinerie lourde, électriciens, plombiers ou encore soudeurs.
Entreprises d'ailleurs
Il faudra pour cela que les investissements suivent. Or, dans ce secteur, il est loin d'être aisé de dénicher du capital de risque québécois pour développer des projets, selon ce qu'a confié au Devoir une source bien au fait de la réalité de cette industrie. Surtout que les coûts associés aux activités d'exploration se chiffrent inévitablement en millions de dollars, sans promesse de résultats probants ni de perspectives précises de mise en production. «Les joueurs changent avec le temps, souligne André Caillé. Je souhaite que la présence québécoise demeure, mais Junex ne lèverait pas trois milliards de dollars par année.»
C'est pourquoi plusieurs entreprises concernées par le forage du sous-sol québécois, notamment comme partenaires de promoteurs d'ici, proviennent de l'extérieur de la province. Le joueur le plus présent est Talisman, qui, avec Questerre, développe des projets déjà très avancés. Ces entreprises albertaines en sont notamment à préparer des tests importants à Saint-Édouard-de-Lotbinière (voir autre texte en page A 7). Une source a indiqué que la production pourrait débuter d'ici janvier 2011, ce qui permettrait de bénéficier d'un congé de redevances de cinq ans octroyé par Québec pour accélérer le développement gazier. Molopo Canada — dont l'actionnaire majoritaire est albertain, mais qui est issu d'une multinationale australienne — détient pour sa part des permis couvrant une superficie de 8900 km2. Ces travaux sont toutefois moins avancés. La française Total lorgnerait aussi du côté des gaz québécois.
Le sous-sol québécois n'est cependant pas le seul à contenir du gaz de schiste. En fait, d'énormes réserves ont été découvertes dans l'Ouest canadien, mais surtout du côté américain. Le président Barack Obama a même déjà évoqué une véritable «révolution» pour cette filière énergétique. Alors qu'ils ne représentaient que 1 % de la production des États-Unis en 2000, les gaz de schiste atteignent aujourd'hui 20 % et pourraient dépasser les 50 % d'ici 2030.
Toutefois, cela ne veut pas dire qu'il n'y aurait pas de marché pour l'exportation, au contraire. Avec la catastrophe environnementale historique qui frappe le golfe du Mexique, Jean-Yves Lavoie entrevoit un engouement renouvelé pour ce combustible, moins polluant par exemple que le mazout utilisé pour le chauffage, d'où une progression de la demande qui devrait s'ajouter à celle liée à la reprise. Qui plus est, le Québec est situé près des marchés nord-américains les plus rentables, notamment l'État de New York et le sud de l'Ontario.
L'ancien dirigeant d'Hydro-Québec prédit en outre une vague de «conversions» au gaz dans la province. «Il y a beaucoup de Québécois qui sont "nationalistes" sur le plan énergétique. Je le sais, j'ai travaillé assez longtemps dans le secteur. Ils ne sont peut-être pas convertis au gaz, mais quand le gaz sera québécois, ils seront plus nombreux à se convertir au gaz.» Reste qu'il s'agit tout de même d'un hydrocarbure. Oui, reconnaît-il, mais au Québec, notamment en raison de l'image de marque développée par Gaz Métro, «le gaz est bleu et le pétrole est noir».


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