Fonds spéculatifs et développement ne vont pas de pair

17. Actualité archives 2007

Au moment où l'acquisition de BCE par le fonds d'investissement Kohlberg Kravis Roberts (KKR) en est toujours au stade de la rumeur (espérons-le), j'estime que les gouvernements au Canada doivent se pencher de façon urgente sur les conséquences de l'action de ces fonds. Ce n'est pas sur le fait que BCE passe aux mains de l'étranger que je m'arrêterai, bien que cela soit aussi inquiétant, mais plutôt sur les conséquences sociales et économiques graves auxquelles nous exposent des pans du monde financier, en particulier ces fonds d'investissement, souvent qualifiés de fonds «vautours».
Ces fonds bénéficient des grandes liquidités disponibles actuellement sur les marchés financiers internationaux (profits des entreprises, faibles taux d'intérêt, prix du pétrole: les quinze plus grands fonds de ce type (et KKR fait partie du trio de tête) disposaient de plus de 200 milliards $US en 2006. Les caisses de retraite sont évidemment un acteur important dans le capital de ces fonds, les trois quarts des fonds proviennent cependant des banques et compagnies d'assurances, des fonds spéculatifs (hedge funds) et des fonds privés. Leur activité est connue depuis longtemps, mais le contexte actuel a beaucoup stimulé leur action.
Sur l'action de ces fonds d'investissement lorsqu'ils achètent une entreprise, je me permets de reprendre la synthèse de Claude Chiasson dans Le Devoir du 20 mars dernier: «Ces fonds achètent souvent une société ouverte, la privatise, puis la presse dans toute sa structure pour en obtenir les profits les plus élevés possibles tout en haussant considérablement son niveau d'endettement [...] un courant au terme duquel nos grandes entreprises risquent de devenir en moins d'une décennie de véritables carcasses, dévorées qu'elles sont et le seront par ces requins de la finance.»
Ces grands fonds, en quête de rendement financier et sans attachement à la pérennité du tissu économique d'une région ou d'un pays, achètent des entreprises jugées intéressantes en général parce qu'elles sous-performent par rapport aux autres entreprises de leur secteur, qu'elles sont relativement peu endettées et qu'elles disposent de revenus importants.
Les partisans de l'action de ces fonds arguent qu'ils font beaucoup pour l'efficacité économique en contraignant les entreprises moins performantes à mieux faire. Je crois plutôt que ces fonds arrivent eux à bien performer au détriment de l'avenir de leurs cibles.
Le modus operandi
Je reviens sur leur modus operandi: on achète une entreprise ouverte (dans le sens où ses actions sont transigées en Bourse) qui a les caractéristiques recherchées; on retire la société du marché boursier; on endette la société achetée à plein et la société, avec l'argent emprunté, rachète une partie de ses propres actions au fonds d'investissement; celui-ci se trouve déjà repayé de fortes sommes; les dépenses d'intérêt augmentent de façon importante, on cherche à réduire toute la structure de dépenses (emplois, salaires, etc.); on peut démanteler l'entreprise et vendre des morceaux de choix, l'investisseur continue de se repayer; on vend éventuellement, sur une échéance de quelques années au plus, le reste de l'entreprise, l'ensemble de l'opération devant dégager le profit du fonds d'investissement.
Si cette stratégie est payante du point de vue financier, quelle est sa valeur économique? Quelle est sa valeur pour une société? Quels dégâts ces gens laissent-ils derrière eux?
Par définition, ces spéculateurs n'ont aucun intérêt pour le long terme. Leur intention est de liquider ce placement dans les trois à cinq ans au plus. Leur intérêt pour l'investissement et le développement à long terme est donc limité, c'est le moins qu'on puisse dire. De toute façon, en endettant à plein la compagnie, les marges pour l'investissement sont d'autant réduites. L'accroissement des dépenses en recherche et développement est aussi de peu d'intérêt pour eux. Au contraire, une réduction de ces dépenses accroît le rendement à court terme et le fonds d'investissement n'aura pas à vivre avec les conséquences d'un sous-investissement en recherche et développement, il sera rendu sous d'autres cieux.
L'investissement dans la formation de la main-d'oeuvre est aussi par définition un investissement de long terme. S'attendre à un accroissement de cet effort de tels investisseurs sera vain.
La qualité des relations de travail ne constitue pas non plus un grand intérêt pour ces fonds. Encore là, ils n'auront pas à vivre avec les conséquences à long terme d'une détérioration des relations de travail. Pis encore, ils mettent en place une politique énergique de coupes dans les emplois et les salaires.
Quel est l'intérêt d'un tel propriétaire pour la qualité de service et la réputation à long terme de la compagnie qu'il achète? Bien sûr, faire le minimum pour les maintenir. Le minimum!
Nivellement par le bas
Dans le contexte de la mondialisation actuelle, avec toutes les pressions économiques que connaissent les entreprises, on retrouve là tous les ingrédients de ce qu'on pourrait appeler un nivellement par le bas: baisse de l'emploi et des revenus, affaiblissement du tissu économique. Rien qui favorise un rehaussement: recherche et développement, formation, investissement, productivité, valeur ajoutée.
Rien de très intéressant pour l'État et la collectivité non plus: par exemple, l'endettement de BCE de plusieurs milliards de dollars, aux seules fins de racheter ses titres, se traduira par des centaines de millions en frais d'intérêt déductibles d'impôt. Tout en cherchant à démanteler une entreprise, on paie moins d'impôts! Quelle est l'importance des sommes ainsi perdues sur le plan des finances publiques?
Dans un marché libre, la faiblesse de la réglementation permet de concentrer la richesse d'un certain nombre, mais elle crée aussi des déséquilibres inquiétants pour notre avenir. Les gouvernements doivent examiner rapidement un certain nombre de questions pour évaluer les mesures à prendre. Déjà les organisations syndicales nationales et internationales s'y intéressent et interviennent auprès de l'OCDE ou se préparent à intervenir auprès des chefs d'État du G8.
Ces fonds agissent de façon opaque; nombre d'entre eux utilisent aussi des paradis fiscaux. Quelles mesures doivent être mises en place pour assurer une plus grande transparence, pour les autorités réglementaires, bien sûr, mais aussi pour les salariés et les collectivités concernés? Des mesures fiscales doivent être envisagées pour décourager de telles actions, pour encourager l'investissement à long terme, pour briser le secret. On doit adopter des mesures qui visent à éliminer la déductibilité des intérêts des emprunts pour activités spéculatives. Quelles mesures prendre sur la gouvernance des entreprises pour que les conseils d'administration maintiennent une vision de long terme, ne se rendent pas à la surenchère et aux diktats du court terme?
Comment enfin donner plus de place aux droits à l'information, à la consultation et à la représentation des salariés dans l'entreprise? Leur intérêt à eux se trouve dans le développement et la survie à long terme de l'entreprise. Cette nouvelle inquiétante concernant BCE nous dit qu'il y a urgence d'agir.
Claudette Carbonneau, Présidente, Confédération des syndicats nationaux


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