Du Multiculturalisme à l’Interculturalisme

Le multiculturalisme n’est pas vu ailleurs comme un stade ultime, le symbole vivant d’une quelconque supériorité morale, comme c’est le cas au Canada

Chronique d'André Savard


Il y a un an, la romancière Lucia Etxebarria publiait en Espagne un récit romancé intitulé Cosmofobia. Le livre voulait dresser un portrait de Madrid, mosaïque de cultures et de couleurs. Plusieurs observations du livre firent grand bruit dont celle selon laquelle le quartier de Madrid qu’elle dépeignait était « multiculturel mais pas interculturel ».
Lucia Etxabarria signifiait par cette formule que les communautés culturelles ne se mélangeaient pas entre elles et qu’elles fonctionnaient d’après leurs propres règles. Lucia Etxabarria n’y voyait pas lieu de s’en féliciter et elle n’est pas la seule dans le monde. Le multiculturalisme n’est pas vu ailleurs comme un stade ultime, le symbole vivant d’une quelconque supériorité morale, comme c’est le cas au Canada.
Le multiculturalisme présente des défis particuliers dans chaque pays. Par sa position géographique, la péninsule ibérique est à la jonction de plusieurs mondes. Les communautés arabes ou africaines peuvent y avoir d’autant plus tendance à vivre dans le prolongement de leur pays d’origine. Les personnages du livre, qu’ils soient d’Afrique ou du Moyen-Orient demeurent embrigadés dans leur système de croyances.
Cependant, en Espagne, la langue espagnole s’impose. Il y a bien des personnages du livre d’Etxebarria qui peinent à apprendre l’espagnol mais nulle part l’auteur ne décrit des immigrants plaidant l’idée que l’anglais soit leur langue d’usage dans la vie courante. Nulle part n’y voit-on une polémique autour du fait que la société civile espagnole risque d’être supplantée par une autre nation et une autre langue officielle.
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Le multiculturalisme canadien est fort particulier. Il fait corps avec un type de lutte opposant un pays contre une nation qui est une province. L’Espagne ne se fait pas dire par l’Etat européen que la communauté espagnole est une communauté naturelle et que le principal droit d’intégration de sa société est de procéder à des regroupements internes avec les autres communautés naturelles. Passer du multiculturalisme à l’interculturalisme est plus que difficile au Québec car la nation majoritaire entre elle-même dans la catégorie de minorité ethnique dans des rapports avec d’autres minorités.
La nation québécoise est la seule au monde qui se voit accusée aussi vertement d’abus de droit parce qu’elle voudrait imposer sa langue, ses usages civiques et qu’elle voudrait reconnaître des prérogatives (d’ailleurs peu contraignantes) à une culture de souche, la sienne. L’interculturalisme précise que dans l’échange avec les minorités, la nation composée d’une majorité, celle qui est l’hôtesse, constitue le repère. Elle est au principe de ses institutions et ce sont ses usages qui définissent principalement l’espace social. Ce n’est que ceci admis qu’on peut la « responsabiliser » comme le voudraient les commissaires Bouchard et Taylor.
Lors de la conférence de presse, on a eu droit à des propos fort significatifs entre les commissaires et les journalistes du Canada venus questionner en anglais sur les conclusions ayant trait au multiculturalisme. Pourquoi, demandaient-ils, restreindre les pratiques du multiculturalisme canadien au Québec ?
« L’interculturalisme doit être la norme ici, répondit Charles Taylor, parce que la communauté qui reçoit est elle-même sous pression. Le géo-politique est différent est ici. On doit reconnaître l’importance d’un noyau central défini par la langue française qui est une plaque tournante ».Et Bouchard devait ajouter : « La société québécoise est plus préoccupée par la fragmentation ».
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Ce fut le soulagement général au Québec. Après les fuites publiées dans The Gazette, une question était sur toutes les lèvres. Les commissaires s’étaient-ils ralliés à l’opinion publique canadienne? Tout le laissait croire dans les extraits rapportés : adoption du multiculturalisme, abandon du titre de Québécois, jugé trop divisif, au profit de l’ancienne identité canadienne-française, bilinguilisation de la société. Était-ce possible, entendions-nous fréquemment au restaurant ou dans le métro, que les commissaires, des sages réputés, se soient mis derrière semblable clairon?
Cet épisode nous rappellera ce que l’on peut vivre quand on achète un livre usagé chez un bouquiniste souligné par un autre. Il arrive que les passages soulignés révèlent un lecteur obsédé, uniquement soucieux de réitérer ses positions. Le mouvement était prévisible de la part de The Gazette, eu égard aux opinions arrêtées de l’idéologie canadienne en ce qui touche la question du Québec.
Le journal The Gazette a lu le document qui lui fut partiellement livré en restant aux services de ses obsessions et sans se douter une seconde que les commissaires, individus de bonne foi, puissent penser différemment d’eux. Le journal La Presse, chemin faisant, ne fut pas en reste. Dubuc insinua dans une chronique que la couverture de presse visait à saborder le rapport. Or à qui cela profite, demandait Dubuc. Aux souverainistes, bien sûr, ceux qu’il nomme ses amis dans son dernier livre, tout à coup soupçonnés d’avoir articulé une conspiration.
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Le document de la Commission Bouchard-Taylor aura été extrêmement révélateur par toutes les réactions qui l’ont entouré. Taylor dut se faire pédagogue pour montrer des choses qui relèvent pourtant de l’évidence. Il dut même faire remarquer aux journalistes canadiens que l’effet de creuset anglophone s’effectuait quasiment sans partage au Canada. Il fallait donc trouver « une forme d’intégration qui sied au Québec ». Et il insista à nouveau auprès des journalistes récalcitrants sur le fait que « le français doit être à la base du contrat social ».
Pour le téléspectateur québécois, la scène entre ses journalistes canadiens et Taylor montrait bien combien la culture canadienne est un appareil de persuasion qui se situe dans un rapport dialectique avec le Québec. Ce n’est qu’au Canada et dans le contexte très particulier du procès continuel qui s’y livre contre l’immoralité politique présumée de la nation québécoise que le multiculturalisme est fixé comme un objectif national.
Le multiculturalisme canadien a été le socle qui a permis de dire aux Québécois qu’ils ne formaient qu’une communauté naturelle et qu’une communauté naturelle n’est pas naturelle à tous. Certes, la nation québécoise a été reconnue depuis peu mais dans l’optique canadienne, il n’est pas clair que la nation québécoise puisse être considérée nation autrement que par ses gènes ethniques. Si dans les clauses d’interprétation canadienne, nous, Québécois, sommes une nation ethnique ou une communauté naturelle, il revient à l’encadrement canadien de répondre de nos valeurs, du territoire de notre nation, de notre histoire et de nos institutions. Il ne suffit pas d’un message du premier Jean Charest publié dans les journaux pour clore l’affaire et se convaincre de nos béatitudes.
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Il est temps que le Québec se reconnaisse lui-même et signe sans encombre sa propre Constitution où il statuera qu’il est une nations par ses valeurs, son territoire, son histoire, ses institutions.
André Savard


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2 commentaires

  • Georges-Étienne Cartier Répondre

    28 mai 2008

    BIEN D`ACCORD !
    Et parlant de bête...
    Voir Montaigne (contre qui la mesure, toute petite petite de nos 2 zozos et verbeux "Grands intellectuels" stipendiés saute aux yeux):
    "Entre nous, ce sont choses que j`ai toujours vues de singulier accord: les opinions SUPERCÉLESTES et les moeurs souterraines(...) Ils veulent se mettre hors d`eux et échapper à l`Homme. C`est folie : au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bêtes ."

  • Gaston Boivin Répondre

    27 mai 2008

    Les nuances, qui, à mon avis, s'imposent à la lecture de votre texte, je n'en traiterai point, quelqu'un l'a déjà fait sans le savoir, plus précisement monsieur Jean François Lisée, dans son texte "Les malades imaginaires" paru sur Cyber-Presse et repris, ce jour, à la Une de Vigile. Je vous y réfère donc ainsi que vos lecteurs pour valoir les commentaires que j'aurais pu moi-même y formuler autrement dans le même sens.
    J'y ajouterai seulement ces propos qui me sont inspirés par mon expérience de chasseur: La bête est à terre, blessée, au surplus bien cernée,..il ne reste plus qu'à l'achever!