Économie et finance (4)

Diagnostic sur le dollar américain

À tout événement, le dollar US supporte une bonne partie de l'économie mondiale. Et il évolue sur une glace dangereusement mince

Crise mondiale — crise financière

Le Yuan est-il en meilleure position? Jusqu'aux années 60, la Chine prenait des allures de pays tiers-mondiste. Pour des motifs de stratégie géopolitique, Richard Nixon et Henry Kissinger décidèrent de tenter un rapprochement avec ce pays au début des années 70. Étonnamment, la Chine de Mao a fait un pas en ce sens en 1972. On enviait probablement le développement économique japonais qui prospérait sous l'aile de l'Amérique. Plus tard, en 1978, Deng Xiaoping ouvrira davantage les frontières chinoises aux étrangers. Et, au cours des années 90, on se mit, là-bas, à rêver d'admission à l'Organisation mondiale du commerce, anciennement le GATT. Mais, pour se développer, la Chine avait besoin de ressources naturelles et de technologie. Or, les Américains avaient les deux, la technologie, directement, et les ressources par le biais du dollar. Mais, ces derniers ne font jamais de cadeaux. Les Chinois allaient devoir apporter quelque chose en retour. La principale exigence officielle des Américains était que la Chine passe à une économie de marché. Le Parti communiste, lui, n'avait cependant pas l'intention de se faire Hara Kiri. Il a donc offert un semblant de libéralisation de ses marchés, ainsi qu'un bassin apparemment inépuisable de main-d'oeuvre à bon marché, voire esclavagiste. Pour les pays développés, cela semblait suffisamment libéral. On a donc embrassé la Chine et graduellement délaissé les Tigres asiatiques.
L'objectif ultime de la Chine, bien sûr, était de bâtir une économie moderne et solide, non pas de fournir éternellement les pays développés en marchandises peu coûteuses. Le pays s'est donc lancé dans un vaste programme de construction d'infrastructures. Et, pour se procurer les dollars nécessaires à l'achat des ressources naturelles et de la technologie dont il avait besoin, il eut recours à sa main d'oeuvre peu coûteuse. Mais, la Chine construit ces infrastructures à crédit. Pour donner à son économie des apparences d'économie de marché, elle à constitué tout un réseau de banques inféodées à l'État. Selon l'Agence Fitch, celles-ci crouleraient sous les dettes. Mais, cela est sans véritable importance, parce que le gouvernement les renfloue de débâcle en débâcle. La Chine peut se permettre ce genre de gestion économique parce qu'il s'agit de crédit interne et qu'elle peut contraindre sa population à travailler pour presque rien. Les Tigres asiatiques, eux, s'étaient prévalus de crédit étranger, ce qui explique que leur débâcle fut une véritable débâcle. Mais, les infrastructures chinoises devront éventuellement trouver des débouchés. Or, la consommation interne demeure limitée, dû à la faiblesse des salaires. Les Chinois pourront-ils exporter leur production? Il y aura un jour une limite à la capacité d'absorption des économies développées. Et, celle-ci semble d'ailleurs approcher dangereusement. Le déséquilibre entre le poids des investissements et le poids de la consommation dans l'économie chinoise représente un risque non négligeable.
Pour l'instant, la Chine semble donc condamnée à accumuler des dollars US. Elle en a besoin pour acheter de la technologie et des ressources. Un peu dans le même sens, elle imprime de l'argent pour en acheter encore plus dans le but de ralentir la hausse du yuan. En fait, elle en a tellement en réserve, qu'elle ne peut les larguer sans se faire Hara Kiri. Mais, elle commence manifestement à se sentir mal à l'aise avec cette situation. D'abord, elle a commencé à diversifier ses réserves en achetant des actifs tangibles par l'intermédiaire de ses fonds souverains. Elle achète donc des ressources et des terres partout où elle le peut. Ensuite, elle a récemment annoncé son intention d'acheter plus d'euros. À date, elle n'aurait cependant pas augmenté ses achats de façon significative. Mais, elle a, il a quelques mois, manifesté sa préférence pour une Europe unie, stable et forte. La Chine tente également d'internationaliser le yuan. Elle essaie de facturer sa production dans cette monnaie. Il serait surprenant, cependant, que les Américains lui facilite la tâche. Les Européens, eux, pourraient éventuellement avoir une décision à prendre à cet égard. L'hégémonie américaine vaut-elle mieux qu'une éventuelle hégémonie chinoise? La Chine aura vraisemblablement plus de chances du côté des pays émergents. La Chine autorise désormais les étrangers à détenir des dépôts en yuans à Hong Kong. Elle autorise certaines de ses entreprises à détenir des dépôts en yuans à l'étranger. Bref, elle laisse sa monnaie circuler un peu plus librement.
Mais, il n'en demeure pas moins que la Chine constitue une dictature. Ses marchés financiers ne sont pas aussi sophistiqués que les marchés américains et ils n'ont pas la même profondeur. Les titres chinois n'ont pas, non plus, la liquidité des titres américains. À court terme, le yuan n'a aucune chance de remplacer le dollar comme monnaie de réserve internationale. En fait, on peut même se demander s'il a une chance de devenir une monnaie dominante au le plan asiatique. Entre les Américains et les Chinois, il n'est pas dit que les Japonais choisiraient ces derniers.
Reste l'euro. Il y a plus de danger de ce côté. L'Union européenne tire ses origines du Traité de Rome (1957). Ce sont d'ailleurs les Américains qui ont lancé l'Europe de l'Ouest sur le rail de l'intégration. Ils l'ont à tout événement encouragée, dans le but d'encercler l'URSS. L'Europe, elle, y voyait un moyen de se défaire de l'omniprésence économique des États-Unis. La Communauté européenne s'est donc élargie au fil des ans, non pas sans une certaine méfiance des membres les uns envers les autres. Mais, dans les années 70, la croissance y était anémique et l'on se mit à chercher des boucs émissaires. On a d'abord blâmé l'existence de trop nombreuses barrières non-tarifaires entre les membres. On a ensuite accusé le risque de change, dû à l'existence de plusieurs monnaies dans l'espace communautaire. On mit donc en place le Système monétaire européen (SME), le précurseur de la zone euro. Une commission fut également mise sur pied pour étudier l'avenir de la CE. Les conclusions de la commission recommanderont éventuellement une intégration plus ferme de la Communauté.
Les recommandations de la commission conduiront aux Accords de Maastricht, en 1991. Aux termes de cet accord, les participants s'engageaient à abolir ce qui restait de barrières commerciales entre les membres de la CE, à préparer l'adoption d'une monnaie commune et à poursuivre l'intégration vers un quasi fédéralisme européen. Mais cela supposait l'abandon de leur souveraineté par des États habitués gérer leurs affaires en toute autonomie. En plus, comme il existait des écarts économiques importants entre les pays partis à l'Accord, la méfiance ne manqua pas de se raffermir. Des conditions passablement strictes furent donc imposées à ceux qui aspiraient à devenir membre de la zone euro. Ces conditions touchaient, entre autres, les taux d'intérêt, l'inflation, les déficits et la dette. Pour partager la monnaie commune, les membres allaient devoir garder leur déficits en-deçà de 3 % de leur PIB et leur dette en-deçà de 60 % de leur PIB toujours. L'Accord de Maastricht devait en outre être approuvé par les populations des pays membres. À la surprise des dirigeants politiques européens, ces approbations furent passablement plus difficiles à obtenir qu'on l'avait anticipé. Les populations visées craignaient que l'on veuille utiliser cet Accord pour niveler par le bas les valeurs sociales qui prévalaient chex-eux. À tout événement, l'Accord fut finalement ratifié et l'euro devint la monnaie commune de 11 pays des 15 pays candidats à cette union monétaire. Même parmi les pays acceptés, certains ne rencontraient pas les exigences de Maastricht. L'Italie, entre autres, ne les rencontrait pas. La candidature de la Grèce, elle, fut initialement rejetée.
Les pays de la zone euro conservait leur pleine autonomie fiscale. La Banque centrale européenne devenait donc plus ou moins le seul organe de décision collectif. Mais, elle était fortement encadrée. Son mandat se limitait au contrôle de l'inflation. Elle établira comme politique de la garder un peu sous 2 %. Elle n'était pas libre de pratiquer l'assouplissement quantitatif et ne pouvait, non plus, acheter directement les obligations émises par les pays membres. Lors de la crise de 2008-09, elle devra cependant relaxer cette dernière règle. Quant aux membres, le Traité leur interdisait apparemment de se porter au secours d'un autre membre. L'Union européenne vit à l'ombre de la méfiance. Les pays souverains sont toujours très réticents à se défaire de leur souveraineté, ne fût-ce que partiellement. À cet égard, notons que le Traité constitutionnel européen sera rejeté en 2005. Il y aura bien par la suite l'Accord de Lisbonne en 2007, mais celui-ci reste somme toute un catalogue de bonnes intentions.
Le Traité de l'Union montre les caractéristiques d'un «fair weather agreement». Autrement dit, il ne fonctionne que lorsqu'il fait beau. Les fissures sont apparues avec les premières difficultés de la Grèce au printemps 2010. Les dirigeants européens ont tergiversé et ne se sont portés à l'aide de la Grèce qu'après une longue hésitation marquée par la méfiance. Les Allemands ne voulaient pas payer pour la «fainéantise et la roublardise» alléguées des Grecs. Et, l'aide est arrivée de façon ponctuelle, avec des conditions fort contraignantes. Lorsqu'il est devenu évident que d'autres membres de la zone auraient probablement besoin d'aide, on a bien élaboré un plan de soutien temporaire, le Fonds européen de stabilité financière (FESF), mais son financement demeurait incertain et ses règles de fonctionnement passablement obscures. Et, les cas problèmes se sont multipliés, avec l'Irlande et le Portugal. Il a donc fallu penser à un plan permanent, le Mécanisme européen de stabilité financière (MESF). Cette fois, les Allemands, ont tracé une ligne. Il y aura de l'aide, mais le Traité de l'Union devra être modifié. Les membres en difficulté se verront plus ou moins imposer une véritable tutelle fiscale. Ces amendements devront-ils être approuvés par l'électorat? L'accueil pourrait être glacial. La population réagit en effet déjà très négativement aux conditions que l'on lui impose en contrepartie de l'aide demandée par leur gouvernement. Cela n'aide en rien à dissiper la crainte voulant que l'on veuille utiliser l'intégration pour niveler par le bas les conditions sociales auxquelles la population était habituée. En fait, les rumeurs à l'effet que certains pays envisagent une sortie de la zone euro ne sont peut-être pas aussi fantaisistes que certains veulent le penser.
Dans les circonstances, est-il raisonnable de penser à l'euro comme remplaçant du dollar US? Techniquement, l'euro constitue une monnaie forte. La population européenne est comparable à la population américaine. Le PIB de la zone est passablement élevé et les marchés financiers européens sont sophistiqués. En outre, la liquidité des titres européens n'est pas négligeable.
Mais, la zone euro est confrontée à des risques fondamentaux que l'on ne peut pas écarter. L'Union européenne est une réalité en devenir qui risque d'imploser en cours de route. Les populations soumises aux conditions budgétaires imposées aux gouvernements européens en difficultés n'ont pas dit leur dernier mot. L'existence de la zone euro n'est pas assurée. Personne ne remet en question l'existence des États-Unis. Les institutions américaines sont arrivées à maturité. Il n'y a pas véritablement de fiscalité européenne pour soutenir l'union monétaire. Ce n'est pas le cas des États-Unis, même si les Américains semblent allergiques aux impôts. L'Union monétaire ne représente pas l'expression d'une volonté politique unique comme aux États-Unis. L'union monétaire décide par consensus difficilement arrachés entre pays souverains animés par la méfiance. Les paliers de décision caractérisant la zone euro sont trop nombreux. Les finances de la zone reposent essentiellement sur l'Allemagne et la France. Or, est-ce que ces pays font le poids avec les États-Unis? L'Allemagne montre une réticence enragée à faire les frais de la zone euro. En France, le système bancaire n'est peut-être pas aussi solide que le laisse entendre le discours rassurant du gouvernement. En fait, le système bancaire européen privé est peut-être aussi mal en point que le système bancaire américain. Pour l'heure, les échanges commerciaux de l'union européenne sont à 70 % confinées aux frontières de l'Union. Cela fait de l'euro une monnaie relativement locale. Finalement, il y a le fait que la BCE n'est peut-être pas véritablement intéressée administrer une monnaie de réserve internationale. D'ailleurs, les marchés le voudraient-ils?
Somme toute, le dollar se maintient au sommet du système monétaire international pour deux motifs. D'abord, il n'y a pas d'alternative raisonnable, sauf peut-être l'euro. À cet égard, on peut se demander si les Américains sont tout a fait étrangers aux misères de l'euro. Ensuite, il y aurait de coûts immenses à la chute du dollar US comme monnaie de réserve. C'est probablement cela qui explique le paradoxe des taux. Au plus fort de la «crise du relèvement de la dette, alors que les États-Unis étaient en situation de risque de défaut technique, le taux sur les bons du Trésor à dix ans sont descendu sous les 3 %. On a observé un phénomène comparable lors de la débâcle de 2008-09. Les capitaux ont fui vers le dollar US, alors que le système financier américain était au bord de l'implosion. Mais, les statistiques cachent parfois un visage menaçant. Le secteur privé se retirerait de la dette américaine depuis quelques années. Le fonds d'obligations international Pimco affirme ouvertement ne plus acheter de titres de dette publique américaine. Étant donné le niveau d'endettement des gouvernements à l'échelle de la planète, le fonds pourrait éventuellement se retrouver face à des choix passablement limités. En 2007, l'endettement des pays du G20 était de 78 % du PIB des pays visés. En 2009, il touchait 97 %. Et, on évalue qu'il fera 115 % en 2015.
À tout événement, ceux qui attendent le crépuscule du dollar US avec trop d'anxiété devraient peut-être se rappeler qu'il y a parfois quelque chose de pire encore que de ne pas obtenir ce que l'on souhaite et c'est de l'obtenir. Il y aurait vraisemblablement des coûts économiques effarants liés à la chute du dollar US. D'abord, il y aurait, en Amérique du moins, une hausse draconienne des taux d'intérêt. Or, étant donné le niveau d'endettement public et privé aux États-Unis, la consommation serait réduite d'autant. Sachant que la consommation explique 70 % du PIB, on imagine les dégâts. Évidemment, il y aurait probablement une solide poussée d'inflation du fait que les Américains devraient désormais payer plus cher pour les ressources naturelles et leurs importations. Ils importent plus de 50 % du pétrole qu'ils consomment. Bien sûr, les marchés réagiraient en forte baisse, avec un effet dévastateur sur les fonds de pension. Les cas GM se multiplieraient. Bref, il ne faudrait pas exclure des troubles sociaux.
Le Canada ne s'en tirerait pas facilement lui non plus. D'abord, 75 % de nos exportations vont aux États-Unis. Cela représente 40 % de notre PIB. Évidemment, une récession suivrait. Or, comme le consommateur canadien est endetté à la hauteur de 150 % de son revenu, on peut évaluer les effets sur la consommation et l'immobilier. Il y aurait probablement en outre une chute du prix des ressources à l'échelle mondiale. Comme le PIB canadien est en bonne partie assis sur ce secteur, les paiements de péréquation seraient peut-être moins ponctuels. Évidemment, les pensions en souffriraient ici également. Henri-Paul Rousseau, lui, conserverait son bonus.
Évidemment, la Chine et le Japon verraient la valeur de leurs réserves fondre à vue d'oeil. Et, le miracle chinois montrerait probablement son véritable visage.
À tout événement, le dollar US supporte une bonne partie de l'économie mondiale. Et il évolue sur une glace dangereusement mince.


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1 commentaire

  • Archives de Vigile Répondre

    12 août 2011

    Je viens de noter que j'ai oublié de mentionner les sources à la base de mes articles. Les voici:
    Introduction à l'économie internationale, Jean-pierre Bibeau (Gaëtan Morin)
    La Revue Problèmes économiques
    Journal Le Devoir
    Pour l'événementiel de la crise de 2008, voir Problèmes économiques, 12 nov., 2008 p. 9 (Bertrand Jaquillat)