Par conformisme ou paresse intellectuelle, certains journalistes font passer tout propos dérangeant pour du complotisme. Pour échapper à l’opprobre, devrait-on étouffer tout débat sur le climat, l’efficacité de tel ou tel vaccin ou le travail des médias?
A quelques rares exceptions près, les médias ont repris en boucle l’idée que 8 Français sur 10 adhèrent à au moins une théorie du complot, selon une enquête de la Fondation Jean Jaurès et Conspiracy Watch, en lien avec l’IFOP, parue il y a deux mois. Or il est intéressant d’observer ce que beaucoup d’entre eux rangent derrière le mot de « complot ».
Le comble de l’anticomplotisme
Pour la plupart, la croyance en une terre plate et une certaine défiance vis-à-vis de l’augmentation des vaccins obligatoires ou du réchauffement climatique relèveraient de la même logique. La seule utilisation du terme « complot » ou « complotiste » suffirait à discréditer une opinion, comme si les véritables complots n’avaient jamais existé ou étaient de simples reliques d’un monde ancien et disparu. Pourtant, certains journalistes sont en première ligne lorsqu’il s’agit de faire croire aux complots.
Qu’on ne se méprenne pas, pour avoir enseigné pendant douze ans en région parisienne et avoir constaté les ravages d’internet sur certains de mes élèves, je suis plutôt conscient de la facilité avec laquelle certains esprits influençables ont tendance à mettre en doute l’information officielle tout en acceptant sans aucune restriction et sans aucun esprit critique toute information difficilement vérifiable. Mais on peut légitimement se demander si voir des complots partout est plus inquiétant que de penser qu’on est cerné par les complotistes. Ce n’est pas parce que les complotistes existent qu’ils sont légion et le terme « complot », (étymologiquement « foule » ou « rassemblement ») mériterait sans doute un examen plus approfondi. Le glissement opéré par de nombreux médias de « complot » à « théorie du complot » est en ce sens significatif puisqu’il laisse à penser que les personnes qui ne croient pas toujours la version officielle sont nécessairement convaincues que le monde entier est régi par l’action d’un groupe occulte agissant dans l’ombre.
Tout n’est que le fruit du hasard
Penser que le ministère de la Santé et l’industrie sont de mèche en ce qui concerne les vaccins serait, selon l’étude, symptomatique de la faculté qu’ont les Français à adhérer aux « théories du complot ». L’utilisation du pluriel en pareil cas (« les vaccins) » est bien commode car elle permet de laisser penser que les « complotistes » en question remettent en cause l’efficacité de tous les vaccins sans exception- à noter d’ailleurs que ce ne sont pas les personnes interrogées qui parlent de « complot » dans ce cas-là mais bien les personnes qui les interrogent.
Or, la plupart des « anti-vaccins » -comme aiment à les appeler les médias qui se piquent d’être spécialistes en la matière- ne remettent en question que l’utilité ou l’innocuité de certains vaccins (rougeole, pneumocoque, méningocoque C, hépatite B). Si l’on suit la logique de l’étude et de la grande majorité des journalistes, il n’y aurait donc aucun intérêt financier derrière le passage de 3 à 11 vaccins obligatoires. Et le fait que pendant des années il ait été impossible de trouver en pharmacie les seuls vaccins D.T Polio obligatoires au lieu du Pentacoq imposé serait le simple fruit du hasard.
Complot vs convergence d’intérêts
Tout ne serait donc qu’une question de santé publique ? C’est possible mais en douter fait-il nécessairement de ces Français de terribles complotistes ? Enfin, il ne serait peut-être pas inutile de distinguer « complot » à proprement parler et intérêts convergents. Sans imaginer que tout aurait été planifié d’avance, ne peut-on pas légitimement se demander si les lobbys n’ont pas essayé de faire pression sur le gouvernement ? Non, même pas, ce serait terriblement complotiste de l’envisager, les lobbys n’ont aucun pouvoir, tous les députés européens peuvent en témoigner. Et les intérêts financiers passent toujours après la santé, l’affaire du sang contaminé l’a prouvé de manière définitive. Mais que faire alors des généralistes pas convaincus par le passage à 11 vaccins ? Décidément, les complotistes sont partout.
Certains se cachent même derrière les nuages. Ce sont, selon nos médias, tous ceux qui estiment que « le réchauffement climatique » n’existe pas. Plusieurs études américaines ont pourtant contesté cette thèse, notamment en essayant de montrer que le recul n’est peut-être pas suffisant pour ériger cette hypothèse en vérité incontestable. Que certaines personnalités choisissent, uniquement par intérêt politique ou financier, de discréditer cette thèse est une chose mais ce n’est pas pour autant que cette notion de réchauffement climatique ne doit plus pouvoir être interrogée.
Feu sur les « climatosceptiques » !
Le terme « climatosceptiques » permet d’effacer toute différence, comme le rappelle Ingrid Riocreux dans son excellent ouvrage La langue des médias, entre les trois types de remise en question du réchauffement climatique : sa réalité, sa durée, sa cause. Quant à la distinction climatosceptiques/ climatologues, elle permet habilement de ranger tous ceux qui doutent de certaines affirmations assénées par les médias dans la catégorie des non-scientifiques. Comme les médecins dubitatifs, les climatologues climatosceptiques n’existent pas ou s’ils existent, ce sont de dangereux complotistes.
En quoi d’ailleurs serait-il totalement disqualifiant de croire qu’un complot puisse exister ? Est-ce si inepte que cela ? Quel nom donner à l’affaire des poisons, sous le règne de Louis XIV, impliquant plusieurs personnalités éminentes de l’aristocratie et notamment de la cour du roi ? Tout ceci serait révolu à notre époque ? Comment en ce cas qualifier, plus récemment, la thèse selon laquelle l’Irak possédait des armes de destruction massive, thèse utilisée par les Etats-Unis pour l’envahir ?
Les Français se méfient des journalistes
L’étude offrait pourtant aux médias une formidable opportunité d’autocritique. En effet, 36% des Français estiment qu’ils sont « largement soumis aux pressions du pouvoir politique et de l’argent, que leur marge de manœuvre est limitée et qu’ils ne peuvent pas traiter comme ils le voudraient certains sujets ». Ils sont également 30% à juger que les médias travaillent dans l’urgence et qu’ils restituent l’information de manière déformée et parfois fausse. Pire, ils sont 9% à croire que le rôle des médias est essentiellement de relayer une propagande mensongère nécessaire à la perpétuation du « système ».
N’est-ce pas plutôt rassurant de constater que nos concitoyens ne prennent pas pour parole d’évangile tout ce qui sort de la bouche des prédicateurs de l’info ? Tout cela ne devrait-il pas au contraire réjouir tous les adeptes du fact-check et du décryptage, à commencer par nos amis du Decodex ?
Peut-être également que le lien entre méfiance vis à vis des journalistes et « théories du complot » aurait mérité d’être davantage souligné. On pourrait même se demander si l’emploi d’un vocabulaire approximatif et le simulacre d’investigation de certains médias ne contribuent pas à créer l’idée de complot. En employant de plus en plus régulièrement et sans les interroger, des termes comme « la fachosphère », « la réacosphère », ou « la réinfosphère », les médias infusent l’idée d’une organisation de ces individus qui parleraient d’une même voix, le terme « sphère » désignant selon Le Robert « un domaine circonscrit à l’intérieur duquel s’exerce une activité, une science, un art ».
Paresse intellectuelle et étiquettes
Dans un article récent, Ingrid Riocreux, encore elle, dénonce les pratiques des journalistes d’Arte auteurs d’un documentaire sur l’IVG. Au cours de celui-ci, ils n’hésitent pas à présenter comme « confidentiel » un document que l’on peut retrouver en tapant simplement l’une des phrases dans la barre de Google. « Est-ce du bon journalisme que de donner dans le complotisme le plus ridicule en faisant passer pour ultra-secrets des documents accessibles à tout le monde en un seul clic ? » s’interroge-t-elle.
La paresse intellectuelle de certains journalistes a gangrené une bonne partie de la population qui interdit, ou pire, s’interdit de penser. Inutile de débattre, il vous suffit désormais, pour avoir raison, de choisir l’insulte par laquelle vous dénigrerez votre adversaire : raciste, homophobe, islamo-gauchiste, europhobe, climato-sceptique, bobo-gaucho, complotiste, réactionnaire. Le choix étant chaque jour plus large, l’horizon de pensée, peu à peu, se rétrécit.
« Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée. C’est d’avoir une pensée toute faite » disait Charles Péguy. Encore faut-il s’autoriser à la combattre.