Notre civilisation est-elle condamnée à avoir la même capacité d'attention, le même quotidien et le même horizon qu'un poisson rouge dans son bocal ? C'est ce à quoi se propose de répondre Bruno Patino, dirigeant d'Arte, dans un essai renseigné et intelligent sur la question (La civilisation du poisson rouge, Grasset) mais parfois un brin naïf.
"Nul ne sait ce que nous sommes en train de faire avec le cerveau de nos enfants". Cette citation d'un ancien cadre dirigeant de Facebook résume assez bien l'enjeu du livre. Car si les chiffres du temps passé devant les écrans sont alarmants (12h04 par jour aux États-Unis, deux fois plus de temps passé sur les smartphones en 2016 qu'en 2012), ce sont surtout les conséquences sur les plus jeunes qui sont préoccupantes. Ce sont eux la cible principale de la Silicon Valley et de son "Persuasive Technology Lab", ceux qui deviendront le plus rapidement dépendants. Aucune technique n'est laissée au hasard pour créer l'addiction des utilisateurs, ni "les systèmes à récompenses aléatoires" pour lesquels "l'incertitude produit une compulsion" ni "la complétude plus connue sous le nom "d'effet Zeigarnik" (…) un ensemble d'actions (...) devant être enchaînées sans pause".
L'économie de la connaissance promise s'est transformée en économie de l'attention.
Certains des effets néfastes de l'exposition croissante aux écrans sont déjà connus : "nomophobie" (peur d'être séparé de son téléphone), schizophrénie de profil (confusion entre profils internet et véritable identité), athazagoraphobie (peur de susciter l'indifférence sur les réseaux). Mais les pires sont peut-être ceux qui n'ont pas de nom particulier. Comme l'incapacité à se concentrer plus de 9 secondes, observée chez les Millenials, les troubles du sommeil ou l'assombrissement. Quant au temps passé devant les réseaux au-delà duquel "apparaît une menace pour la santé mentale", il est évalué à trente minutes.
L'économie de la connaissance promise s'est transformée en économie de l'attention. L'espace étant infini sur internet, "il a fallu se rabattre sur le temps, jusqu'à empiéter sur des activités fondamentales : étude, travail, vie personnelle et sociale, repos". Or loin de fuir cet esclavage moderne, nous nous y replongeons chaque jour un peu plus avec avidité.
Pour reprendre les mots de l'auteur, "la moelle épinière a pris le pouvoir sur le cerveau" et "nous sommes devenus des acteurs de notre propre propagande". Les réseaux nous fournissent tout le confort dont nous avons besoin : celui de la pensée puisque les algorithmes nous font naviguer dans les mêmes eaux idéologiques et que "dans l'immensité du contenu disponible on finit toujours par trouver ce que l'on cherche". Celui de l'assouvissement des désirs aussi puisque "l'économie de l'attention a poussé les plateformes à créer des environnement qui collent à nos attentes". Et le cauchemar d'un monde où tous nos rêves sont à portée de clic.
Tout ceci est d'autant plus effrayant que l'auteur est loin d'être un réfractaire à l'avènement du web.
Tout ceci est d'autant plus effrayant que l'auteur est loin d'être un réfractaire à l'avènement du web. Bien au contraire, il a "fai(t) partie de ceux qui y ont cru". Comme ces anciens géants d'internet qui avertissent maintenant des dangers qu'on encourt ou comme le créateur de l'iPad "qui en prohibe l'entrée à son domicile".
La civilisation du poisson rouge est donc l'histoire d'une utopie brisée. Une utopie qui n'a pas vu qu'en mettant tout sur le même plan, l'accès au savoir qu'on nous promettait deviendrait vite un accès illimité au divertissement. Et que seule primerait l'"efficacité économique".
L'auteur déclare pourtant à la fin du livre, "j'y crois encore" . Mais il faudra cette fois autre chose que de beaux idéaux et un refrain de Lara Fabian pour s'en sortir.