Il a fallu quelques jours aux vociférations sur la viande halal pour s'affranchir du contexte des élections présidentielles françaises et trouver une nouvelle niche confortable dans le débat public québécois.
La charge est bien venue du Front national et des propos de Marine Le Pen affirmant en février dernier qu'il n'y aurait plus d'abattoir qui ne serait pas halal en région parisienne, information aussitôt démentie par le Syndicat des entreprises françaises de viande. [...]
Forte en terrain français, la rhétorique de Marine Le Pen le devient aussi au Québec. Le 14 mars dernier, le député André Simard, porte-parole du Parti québécois sur les questions agricoles, découvre ce nouveau fléau qui affecterait le Québec et regrette que l'abattage religieux, dont les conditions favoriseraient la propagation de certaines bactéries et violeraient les valeurs québécoises, dont le droit des animaux, soit devenu la règle dans la province.
Cette pratique que le député décrit à tort comme un «accommodement déraisonnable» serait suffisamment scandaleuse pour que le ministre de l'Agriculture se sente obligé de presser le gouvernement fédéral d'intervenir pour encadrer l'étiquetage des produits commercialisés par les abattoirs. La controverse fait alors la une de certains médias et les choux gras de pamphlétaires et animateurs de réseaux sociaux qui, sous prétexte de dénoncer une «rectitude politique» favorable aux minorités, se font en réalité l'écho des propos les plus islamophobes.
De quoi parle-t-on?
Dans ces propos, la toile de fond est toujours la même: la menace de l'islamisation de la société québécoise. La blogueuse Djamila Benhabib, selon laquelle la viande halal renverrait à un cordon sanitaire préservant la pureté des musulmans du reste de la société d'accueil, se demande par ailleurs si l'abattage religieux ne serait pas aussi «un moyen d'étendre l'emprise islamique sur les communautés immigrantes». La démesure des propos ici tenus est inversement proportionnelle à la réalité chiffrée qu'ils entendent dépeindre.
Islamisation rampante de la société, nous dit-on... mais de quoi parle-t-on? Représentant 1,5 % des citoyens québécois d'après le dernier recensement, les musulmans nous menaceraient jusque dans nos cuisines... dans un Québec où, rappelons-le, la consommation de viande porcine, c'est-à-dire d'une viande prohibée par l'islam, est tout de même de 24 kilos par an par habitant, selon les données du ministère de l'Agriculture en 2007! Par ailleurs, alors qu'on proclame souvent les musulmans champions des demandes d'accommodements raisonnables par lesquelles ils islamiseraient nos institutions publiques, la Commission des droits de la personne a bien montré qu'ils n'étaient qu'à l'origine de 28,1 % des demandes d'accommodements de nature religieuse qui lui avaient été soumises entre 2000 et 2006.
Du voile à l'halal
Ce n'est pas la première fois qu'un débat français autour de questions religieuses et laïques traverse l'Atlantique et trouve un écho ici. Les mises en récit des peurs nationales se décontextualisent de plus en plus souvent, et ce, d'autant mieux que la menace islamiste s'exporte aisément. La controverse française sur le port du voile intégral, en 2009, a ainsi rapidement contaminé les débats politiques européens, alimentant notamment le discours sécuritaire des partis d'extrême droite et même de formations politiques simplement conservatrices. Cette même année, le débat arrive au Québec après le renvoi d'un cours de francisation d'une musulmane portant le voile intégral pour lequel elle avait refusé les accommodements qui lui avaient pourtant été concédés.
En soi, l'affaire aurait pu s'arrêter là. Elle montrait précisément que la pratique d'accommodement cesse lorsque la situation n'est plus raisonnable. Le débat a pourtant rejailli en politique, menant aux discussions, toujours en cours, sur le projet de loi 94 «proposant des balises pour encadrer les demandes d'accommodements dans les administrations publiques».
Du racisme
Dans l'ensemble des débats sociaux est invoquée une menace extérieure (le terrorisme musulman) à laquelle s'ajouterait désormais, où que l'on se trouve, une double menace intérieure (le communautarisme musulman et l'islamisation de la société). Il s'agit là pourtant de menaces fantasmées contribuant à la stabilisation de stéréotypes (l'islamisation par le halal, l'accroissement du nombre de femmes portant le voile intégral, l'aliénation de celles qui portent le hijab) qui pénètrent efficacement le débat politique et marquent durablement les consciences collectives, facilitant du même coup la transmission de ces clichés.
Il ne fait aucun doute à nos yeux que des deux côtés de l'Atlantique, le processus à l'oeuvre est le même, quoique différent dans ses trajectoires historiques. Peu de voix l'énoncent pourtant clairement: islamophobie et antisémitisme sont d'abord et avant tout du racisme. La dimension religieuse des deux termes ne doit pas nous faire minimiser la violence des propos et leur effet sur les représentations qui circulent sur des populations que nous croisons et côtoyons chaque jour.
Car la systématisation des attaques contre les musulmans met en évidence une véritable racialisation des appartenances religieuses. Si l'idée de différenciation biologique entre les groupes humains est enterrée, le racisme continue d'opérer, loin des races, mot socialement tabou et politiquement incorrect, en inférant que des différences naturelles et indépassables seraient inscrites au patrimoine génétique de certaines cultures et religions, offrant la possibilité de décliner des classements entre les individus.
Il y a dans les propos de ceux qui se sont élevés dans le débat sur l'halal toute l'ignominie de ces postures racistes renouvelées et, malheureusement, trop peu dénoncées. La responsabilité politique dans le débat public est pourtant d'avertir de ces risques. Ils sont bien réels. Car il est encore fécond, le ventre d'où a surgi la bête immonde. Car il faut s'inquiéter quand notre société remet la faute de ses maux sur l'autre, celui qui vient d'ailleurs. Dénoncer de telles dérives n'est ni le fruit du relativisme culturel ni une forme de «rectitude politique». C'est une vigilance citoyenne toujours en éveil et sans cesse mise en pratique. Et il s'agit là de notre responsabilité à tous, car à continuer dans ce sens, à force de remuer la bête, nous pourrions aussi y perdre notre âme.
***
Valérie Amiraux, professeure agrégée au département de sociologie de l'Université de Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en étude du pluralisme religieux au CEETUM, et David Koussens, professeur adjoint au département d'études religieuses de l'Université de Sherbrooke
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David Koussens, professeur adjoint au département d'études religieuses de l'Université de Sherbrooke
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