Le contrat accordé par le gouvernement Legault à la firme de consultants McKinsey pour l’aider à préparer le déconfinement du Québec fait sourciller élus et experts. Ceux-ci s’interrogent notamment sur la pertinence d’impliquer une entreprise privée dans une réflexion qui touche d’abord la santé publique.
Selon les informations colligées par Le Devoir, le ministère du Conseil exécutif (MCE — qui est le ministère du premier ministre Legault) a accordé le 2 avril dernier un contrat de 1,72 million à McKinsey & Compagnie Canada, branche locale d’une gigantesque firme qui compte près de 30 000 partenaires à travers le monde.
Octroyé de gré à gré, le contrat prévoit que la firme aidera à la « mise en place de méthodologie pour opérationnaliser les décisions entourant la levée des mesures de ralentissement de la pandémie COVID-19 ». En langage courant, il s’agit de conseiller le gouvernement sur des scénarios de déconfinement.
Pour justifier le contrat, le MCE écrit qu’il était « urgent de disposer d’une modélisation qui permet de comprendre les différentes trajectoires possibles pour équilibrer l’évolution de la COVID-19 et la capacité du système de santé à traiter les cas ».
Mais cette expertise ne devrait-elle pas être fournie par des experts en santé publique et en épidémiologie ? C’est une question que posent en chœur les députés Martin Ouellet (Parti québécois) et Vincent Marissal (Québec solidaire), de même que l’épidémiologiste Nima Machouf (Université de Montréal) et l’éthicien Luc Bégin (Université Laval).
« Je me demande pourquoi ces sous ne sont pas injectés vers nos universités et nos départements de santé publique, ou l’INSPQ » (Institut national de santé publique du Québec), relève Mme Machouf. « C’est leur travail. »
« Quel genre d’expertise [de déconfinement] une firme comme ça peut avoir au point de les prendre de gré à gré ?, demande Vincent Marissal. On n’a jamais fait ça, déconfiner. »
Il rappelle que les décisions de déconfinement doivent « être approuvées par la santé publique », et plus largement la science. « McKinsey n’est pas redevable envers la population », dit-il. Martin Ouellet, lui, cherche quelle « valeur ajoutée » peut apporter la firme dans ce contexte. Les libéraux de Dominique Anglade — qui a travaillé pour McKinsey de 2005 à 2012 — n’ont pas souhaité commenter.
Le cabinet de M. Legault n’a pas répondu aux questions du Devoir à ce sujet. De manière générale, on indique que le mandat octroyé à McKinsey concerne « la préparation de scénarios de retour graduel à la normale pour les entreprises, les commerces, les écoles et les garderies. Les services de la firme sont complémentaires à l’expertise des employés de l’État. »
« Cela procure au gouvernement des outils rigoureux pour sa prise de décision dans la lutte au coronavirus », affirme-t-on.
Plusieurs gouvernements
Chez McKinsey, une porte-parole soutient que la firme « possède une expertise et une expérience pertinentes dans la gestion de questions de santé publique. »
Tout en faisant valoir qu’elle ne peut « fournir de détails sur les contrats » qui la lie à ses clients, la compagnie ajoute qu’elle « travaille de concert avec d’autres gouvernements » pour « appuyer la réponse à la crise humanitaire et économique » en cours.
Le site Internet de l’entreprise mentionne ainsi qu’elle travaille avec « plusieurs agences fédérales et États américains », à qui on offre notamment des services d’analyse de données visant une « prise de décision éclairée » au sujet du dépistage, de l’approvisionnement ou de l’évaluation de la capacité des réseaux de la santé. La firme propose aussi en ligne plusieurs articles thématiques ou données visuelles sur la COVID-19, le tout s’apparentant à du contenu journalistique.
Omniprésente dans sa sphère d’activités, Mckinsey a été impliquée dans un certain nombre de controverses ces dernières années. Les médias américains ont notamment beaucoup écrit sur les liens entre la firme et Purdue Pharma, fabricant de l’opïode OxyContin — ou encore sur le rôle joué par McKinsey pour aider à la mise en œuvre des politiques de l’administration Trump concernant l’immigration illégale.
Transparence
Membre de l’Institut d’éthique appliquée, Luc Bégin estime qu’il y a « plusieurs questions à poser » au gouvernement pour comprendre la pertinence d’octroyer 1,7 million pour ce mandat. Mais surtout, dit-il, « on est dans une situation où on devrait valoriser au maximum la transparence — précisément parce qu’on est dans une situation exceptionnelle où des décisions se prennent en dehors des cadres habituels. »
« Je comprends qu’on utilise le décret d’urgence sanitaire pour ne pas aller en appel d’offres. Mais à ce moment, on doit contre-balancer avec une transparence absolue. Sur quels critères on a appelé cette entreprise plutôt qu’une autre ? Parce que des individus se connaissaient ? Comment le contrat a-t-il été attribué ? Si on ne passe pas par un appel d’offres, ça ouvre la porte à tous les questionnements. »