Avant les Indiens, il y a eu les Acadiens

D'un génocide à l'autre

Chronique de Me Christian Néron

« Le génie britannique pour accommoder les différences » a marqué notre imaginaire avant même la conquête de 1759
Il y a plusieurs façons de qualifier le genre « d’accommodement » qui a bouleversé l’existence des Acadiens en 1755. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il s’agit d’un crime de masse pour éradiquer une population considérée nuisible. Certains l’ont qualifié de crime d’Etat. D’autres, comme Bernard Landry, ont dit qu’il s’agissait d’un crime contre l’humanité. Enfin, pour les auteurs du Manifeste Beaubassin, il s’agirait d’une « punition » infligée à un « peuple distinct ». Alors qu’en est-il ? En fait, le crime commis contre la population acadienne peut être qualifié… de génocide ! Pour s’en faire une idée, examinons les faits à la lumière du droit afin de mieux saisir l’intention des Britanniques. C’est l’intention qui constitue le critère ultime de qualification d’un acte criminel.
De l’étude des faits, il ressort tout d’abord que les autorités anglaises n’ont jamais eu l’intention de « punir » les Acadiens. Ce qu’elles ont voulu, puis planifié et réalisé, c’est de faire disparaître de l’échiquier géopolitique une pièce qui entravait leurs projets d’expansion coloniale. Et faire disparaître un peuple n’a rien à voir avec l’idée de le « punir ». Punir, c’est simplement corriger une conduite répréhensible pour la rendre plus convenable.
Dès 1743, dans une correspondance échangée avec le gouverneur Shirley du Massachusetts, et le lieutenant-gouverneur Mascarène de la Nouvelle-Écosse, le duc de Newcastle, Secrétaire d’état au département Sud, déclarait déjà qu’il était d’une absolue nécessité de faire disparaître les Acadiens. Le duc de Newcastle était à l’époque la plus haute autorité en matière coloniale. À la lecture de cette correspondance, il ressort que la seule et unique question qui lui causait quelque souci – compte tenu de l’ampleur du projet – était celle de ses coûts. Les questions humanitaires, morales, légales, ou constitutionnelles, n’ont jamais fait partie de l’équation. La seule préoccupation du ministre était ses coûts de réalisation. L’éradication de la population acadienne n’était en rien une mesure punitive pour réprimer une conduite répréhensible. La question était géopolitique, et même géostratégique. Le duc avait jugé que le temps était venu de sécuriser militairement la région afin de favoriser la consolidation des intérêts britanniques en Amérique du Nord.
Il fallait donc agir puisque les Acadiens, paysans industrieux, produisaient déjà des surplus alimentaires substantiels qui risquaient de tomber entre les mains de la puissance rivale de l’Angleterre. Une armée étrangère aurait pu s’installer et vivre longtemps de ce surplus. Il fallait donc éliminer ce risque de l’échiquier. Lorsque le gouverneur Lawrence et le Conseil de la Nouvelle-Écosse tranchèrent en faveur de la solution finale, le 28 juillet 1755, il n’a pas été davantage question de punir les Acadiens. D’ailleurs, quels crimes aurait-on pu reprocher à ces paysans paisibles et prospères qui vivaient de façon si bien réglée au rythme des marées et des saisons ? C’est cette prospérité agricole, ajoutée à leur position géostratégique, qui faisait peur aux Britanniques et, surtout, aux colons de la Nouvelle-Angleterre. Le recours au droit du plus fort s’avérait donc la seule façon « d’accommoder la différence » acadienne.
Au cours des différents épisodes d’une comédie judiciaire qui eut lieu durant le mois de juillet 1755, il ressort qu’aucun membre du Conseil de la Nouvelle-Écosse ne s’est montré disposé à écouter les explications des Acadiens ni leur profession de loyauté envers Sa Majesté. Les reproches soulevés autour du serment d’allégeance étaient factices, cyniques et sans objet, compte tenu que les Acadiens étaient, aux yeux de la loi, de véritables sujets. Leur statut de sujets britanniques, « entiers et parfaits », était juridiquement inattaquable, mais la dynamique coloniale et le droit du plus fort ne se soucient guère de légalité. Les autorités avaient déjà à l’esprit l’idée bien arrêtée de les expédier quelque part à l’aut’bout du monde. Bien entendu, personne n’osa dire aux Acadiens les motifs véritables pour lesquelles on s’acharnait à les tourmenter : ils étaient une pièce nuisible sur l’échiquier géopolitique des intérêts coloniaux de la Grande-Bretagne en Amérique du Nord.
Quiconque s’est intéressé au phénomène du génocide aura constaté l’existence d’une dynamique que l’on retrouve en Nouvelle-Écosse en 1755. Ainsi, nous avons, d’une part, un gouvernement totalitaire et, de l’autre, un groupe cible auquel tous les maux de la terre sont reprochés. Et, par dessus tout, le reproche suprême à leur endroit est de représenter un danger imminent pour la sécurité de l’État. Dans le cours d’une telle dynamique, le monde cesse finalement d’être le monde pour se transformer en une sorte de piège qui se referme, non plus sur des êtres humains ! ni même sur des ennemis ! mais sur du gibier, sur de la vermine. Confronté à une telle engeance, il ne peut plus être question de droit. La réalité prime le droit. Le réflexe naturel est plutôt de recourir à des mesures d’extermination. La Bible en donne d’ailleurs plein d’exemples. Mais l’intention d’exterminer un peuple, ça s’appelle, en langage juridique, un génocide C’est l’intention qui constitue le critère déterminant.
Un crime absolu
En droit pénal international, les auteurs qualifient le génocide de crime absolu. Ils considèrent que ce crime porte atteinte non seulement à l’ordre public interne, mais également à l’ordre public international puisque, ultimement, c’est l’humanité tout entière qui est attaquée dans sa dignité. De plus, plusieurs conventions internationales établissent que le crime de génocide doit rester imprescriptible, c. à d. que le seul écoulement du temps ne peut en aucune façon absoudre ses auteurs ni les mettre à l’abri de la justice. Un génocide commis il y a 10, 50, ou même 260 ans, demeure perpétuellement un crime absolu qui engage la responsabilité de ses auteurs. L’âge avancé ou la santé défaillante du criminel ne peut en aucune manière le dispenser de faire face à la justice pénale internationale. En 1987, la France a jugé Klaus Barbie pour des crimes commis entre 1942 et 1944 ; en 1998, elle a jugé Maurice Papon pour des crimes commis en 1944 ; en 1990, le Canada a jugé Imré Finta pour des crimes commis en Hongrie en 1944. Manifestement, l’écoulement du temps est, pour l’auteur d’un crime contre l’humanité, une illusion.
Selon l’état du droit pénal international et celui du droit interne canadien, le Canada pourrait encore juger Halifax, Monckton, Lawrence, le juge Belcher etc., pour leur participation au génocide commis il y a 260 ans en Nouvelle-Écosse. Mais voilà ! toutes ces personnes manquent à l’appel depuis fort longtemps, sauf une : Sa Majesté britannique !
Sa Majesté ne meurt jamais
En droit anglais, il existe un fiction légale qui dit que « Sa Majesté ne peut mourir ». C’est la loi qui pose fictivement ce principe. Par exemple, Georges II, personne humaine, a vieilli et est mort comme tout le monde, mais Sa Majesté, elle, n’a pu légalement mourir. Dès l’instant précis de la mort naturelle de Georges II, Georges III a pris la relève, ce qui fait que Sa Majesté a évité de justesse la mort légale. Le même processus de transmission s’est répété jusqu’à Élisabeth. Cette fiction légale fait en sorte que l’un des principaux auteurs du drame acadien est, juridiquement parlant, toujours de ce monde et qu’il peut encore être tenu de rendre des comptes à la justice pénale internationale.
Par la passé, il était impossible de porter des accusations contre Sa Majesté parce qu’elle jouissait d’une immunité totale devant tout tribunal de common law. Or voilà que, le 29 juin 2000, le Parlement canadien a adopté la Loi concernant le génocide et les crimes contre l’humanité. Cette loi s’ajoute au Code criminel. À l’article 3, il est stipulé que la présente loi lie Sa Majesté. En renonçant à son immunité, Sa Majesté a accepté d’engager sa responsabilité criminelle, tant pour les crimes de droit commun que pour les génocides et les crimes contre l’humanité. De nature procédurale, cette disposition peut donc être rétroactive.
Le génocide commis contre le peuple acadien n’étant pas prescrit, et Sa Majesté [du chef de la Nouvelle-Écosse] ayant renoncé à son immunité judiciaire, des accusations de génocide pourraient être portées contre elle pour sa participation à un plan concerté d’extermination des Acadiens. De plus, le Canada a contracté une obligation de résultat à l’endroit de la communauté internationale pour toute question de génocide ou crime contre l’humanité commis sur son territoire. En cas d’allégations de cette nature, le Canada a l’obligation d’enquêter, et de porter des accusations lorque la preuve est suffisante pour soutenir un verdict de culpabilité.
Bien entendu, la Loi concernant le génocide et les crimes contre l’humanité n’a pas été rédigée ni adoptée avec l’idée qu’elle puisse être ultimement utilisée pour que justice soit rendue aux Acadiens, mais elle pourrait servir à cette fin. Il paraît étonnant d’imaginer que l’on puisse porter des accusations 260 ans après le fait, mais l’état du droit actuel permet d’envisager une telle mesure, impensable il y a quelques années.
La communauté internationale considère que le génocide est un crime absolu. Ce crime a été perpétré en Nouvelle-Écosse et à l’Île Saint-Jean contre un groupe cible, et n’a jamais été puni depuis. Certains auteurs de ce crime ont même été hautement honorés par les autorités canadiennes, d’où l’affront indicible à la mémoire des victimes et de leurs descendants. Sa Majesté a même fait la sourde oreille lorsqu’on lui a simplement suggéré de présenter des excuses pour son crime. Le Canada se doit donc d’enquêter sur les événements, en recueillir la preuve, et étudier la possibilité de porter des accusations contre Sa Majesté.
Le génie britannique d’accomodation
Pour ce qui est de la théorie du ministre Jason Kenney sur « le génie des britanniques à accommoder les différences », force est de rappeler que le contrôle de la mémoire est un enjeu de pouvoir. Se rendre maître de la mémoire et de l’oubli intéresse tout particulièrement ceux qui ont un intérêt à justifier leur domination. Les silences et les oublis, les mythes et les légendes, sont révélateurs des mécanismes de contrôle et de manipulation pour y parvenir. Il est tentant, pour se justifier, de raconter n’importe quoi, de diffamer les dominés, de forger des légendes, de confondre le mythe et l’histoire.
L’histoire qui nous vient du pouvoir dominant, au Canada, est le plus souvent mythique, déformée, anachronique. Le pouvoir cherche à embellir son image pour se rendre acceptable, désirable, voire indispensable. Il invente à l’occasion des théories à ce point fantasques qu’elles en sont ridicules.
Les élucubrations du ministre Jason Kenney sur les origines du multiculturalisme et « l’attitude remarquable des britanniques à accommoder les différences » en constituent un exemple parfait et nous montrent de façon éloquente les risques que nous encourons à laisser à d’autres le soin de nous raconter notre passé. Bref, approprions-nous notre mémoire afin de mieux assumer notre destin… et de ne pas avoir à quémander des accomodements pour affirmer ce que nous sommes.
Christian Néron
Membre du Barreau du Québec,
Constitutionnaliste,
Historien du droit et des institutions.


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5 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    30 octobre 2015

    Anne-Marie:''N’eût-il pas été souhaitable que le Québec dépose une plainte à l’ONU pour le référendum volé de 1995 ?''
    ''Il fallait contester les résultats dont on savait déjà qu'ils étaient gonflés par la tricherie du camp du non.''
    Gilles Proulx -Le suicide québécois.
    http://www.journaldemontreal.com/2015/10/30/le-suicide-quebecois

  • Archives de Vigile Répondre

    30 octobre 2015

    Je vous suis parfaitement en tant que juriste et indépendantiste. Toutefois, la cour pénale internationale n'a compétence que sur les crimes commis après sa création, le 17 juillet 1998. Et, comment en faire la preuve aujourd'hui? N'eût-il pas ét souhaitable que le Québec dépose une plainte à l'ONU pour le référendum volé de 1995?

  • Archives de Vigile Répondre

    30 octobre 2015

    Histoire de l'Empire Britannique et le Nouvel Ordre Mondial...
    Histoire du Canada dans le Nouvel Ordre Mondial de 1867 à 1993...
    https://www.youtube.com/watch?v=Qn3ijjksiXc

  • Normand Paiement Répondre

    22 octobre 2015

    Me Néron,
    N'y aurait-il pas lieu de porter ces faits à l'attention de la justice pénale internationale?
    Qui aurait autorité pour entamer une telle procédure?
    Je vous laisse imaginer l'effet que cela produirait si la communauté internationale débattait de cette question au moment des célébrations du 150e anniversaire de la Confédération!
    Cordialement,
    Normand Paiement

  • Archives de Vigile Répondre

    21 octobre 2015

    Avant les Indiens, il y a eu les Acadiens
    D’un génocide à l’autre
    Et maintenant,les Palestiniens
    Israël - 21 octobre 2015 - D’après Netanyahu, "Hitler ne souhaitait pas exterminer les juifs"
    http://mai68.org/spip/spip.php?article9374
    - '' C’est pour "justifier" le nettoyage ethnique de la Palestine, que Netanyahu ose prétendre que c’est pas Hitler qui a voulu le génocide des Juifs, mais les Palestiniens !
    Le chef de l’opposition travailliste israélien Isaac Herzog : Il s’agit d’une dangereuse distorsion de l’histoire et je demande à Netanyahu de la corriger immédiatement étant donné qu’elle minimise l’Holocauste, le nazisme, et… la responsabilité d’Hitler dans le terrible désastre qu’a subi notre peuple.
    Le négociateur palestinien Saeb Erakat : le chef du gouvernement israélien hait son voisin palestinien au point d’être prêt à absoudre le premier criminel de guerre de l’histoire, Adolf Hitler, du meurtre de 6 millions de juifs pendant l’Holocauste. ''