On a compris une chose ces dernières semaines: il n’est pas vraiment permis d’exprimer un point de vue critique sur l’entrée arrivée massive de migrants à la frontière américano-québécoise, non plus que sur la gestion du dossier par les autorités. Certes, on veut bien concéder rhétoriquement que l’opposition parlementaire a le droit de poser certaines questions, mais on décide à l’avance desquelles il s’agit, et des mots à utiliser pour les formuler. Le terrain est balisé, surveillé, contrôlé. Qui s’y aventure doit savoir quelles règles suivre et quelle position ne pas prendre. Les gardiens de la nouvelle morale politiquement correcte ont une formule toute faite: il s’agirait d’une question délicate. C’est-à-dire une question où le désaccord entre la classe politico-médiatique et la grande majorité de la population est tel qu’il faut à tout prix en étouffer l’expression. C’est-à-dire d’une question qui révèle la contradiction marquée entre les orientations idéologiques du nouveau régime diversitaire et la population qu’il entend réformer et rééduquer. C’est-à-dire une question que nos progressistes préféreraient extraire de la délibération démocratique puisqu’ils peinent à imaginer le peuple autrement qu’à la manière d’une bête inquiétante.
On sait comment se mènent les débats «délicats»: on décrète un dogme et on fait comprendre à chacun que s’il s’en éloigne, il sera accusé de dérapage et devra en payer le prix à la fois sur le plan de la réputation et sur le plan professionnel. Le dérapeur sera placé au cœur de l’actualité médiatique et chacun sera invité à lui lancer quelques insultes. Il faudra se plier au rituel, et ceux qui s’y déroberont seront accusés de complaisance à son endroit. Leur silence ne serait-il pas complice? Des journalistes-militants se feront un devoir de définir le dérapeur exclusivement par le scandale que constitue sa dissidence avec l’idéologie dominante. Par ailleurs, les gens de sa propre famille politique qui l’insulteront publiquement gagneront des points de prestige médiatique: ils seront élevés au statut de conscience morale de leur propre camp. On invitera le dérapeur à se repentir, à rentrer dans le rang, à s’excuser, en l’avertissant de ne plus recommencer. Puis, de manière solennelle, quelqu’un viendra compléter le tout en disant qu’il faut prendre de la hauteur – c’est-à-dire survoler le troupeau et restaurer le consensus progressiste qui n’aurait jamais dû être rompu. Fondamentalement, nos sociétés ne devraient pas avoir le droit de débattre de la question identitaire autrement que pour célébrer une conception très particulière de la «diversité».
On a verrouillé la question des migrants de bien des manières. C’est ainsi qu’on s’acharne à faire croire au commun des mortels que la référence à l’immigration illégale n’aurait aucun sens. L’immigration illégale n’existerait pas. On manipule le vocabulaire et on en vient à se croire. Telle est la puissance de l’idéologie: elle nous amène à vivre dans un univers falsifié en forme de construction idéologique alternative et à diaboliser ceux qui rappellent que le réal existe néanmoins. Dans certains pays européens, on se permet même de les criminaliser. On institutionnalise une fiction idéologique fondée sur le déni de réalité et on oblige chacun à faire semblant d’y croire. C’est d’ailleurs le propre d’un régime animé par une tentation autoritaire. Nous sommes devant une entreprise orwellienne: les mots ne sont plus là pour décrire la réalité mais pour la masquer. C’est le principe de la novlangue. Avons-nous été témoins, cet été, d’une vague massive de gens traversant illégalement la frontière et qui entrent au Canada sans en avoir la permission? Cette question est proscrite! Avons-nous pu constater que des gens traversaient consciemment la frontière de manière illégale pour ensuite instrumentaliser le système d’immigration et de gestion des réfugiés? Cela non plus, il ne faut pas le demander. Le sens commun est assimilé à un amas de préjugés et de stéréotypes réactionnaires. Pour cela, on cherche à l’inhiber et à le déconstruire.
Derrière cette critique de la notion même d’immigration illégale, on retrouve un sans-frontiérisme militant qui associe de plus en plus explicitement la défense des frontières au repli sur soi, à la xénophobie et même au racisme. L’État-nation ne serait plus légitime et la pensée qui se veut post-coloniale nous invite à l’abattre. On accusera ses défenseurs de cultiver la peur de l’autre. En fait, on veut désarmer mentalement les peuples devant le phénomène de l’immigration massive: ils doivent même y voir une fatalité bienheureuse, presque providentielle, annonçant une société fraternelle. Les plus radicaux y vont même d’une formule choc: personne n’est illégal. Le migrant est une figure sacralisée car il représenterait la transgression des frontières et annoncerait le monde unifié de la circulation globale. En un mot, tout ce qui s’oppose à la libre circulation des personnes selon leur bon vouloir relève d’une logique discriminatoire à démonter. Le concept de ville-sanctuaire auquel s’est rallié Denis Coderre vient traduire concrètement cette dénationalisation du lien politique: la métropole devrait se dérober aux lois canadiennes et québécoises. Les procédures normales pour rejoindre un pays relèvent, dans cet esprit, d’un monde désuet qu’il ne faudrait pas chercher à sauver. Le sentimentalisme humanitaire médiatiquement dominant produira à la tonne des récits et reportages censés ouvrir les cœurs et attendrir les âmes. La rationalité politique est congédiée: elle serait inhumaine. On devrait se rappeler, par ailleurs, que les fameuses obligations internationales qu’on invoque religieusement et auxquelles il ne serait pas permis de se soustraire n’ont pas été pensé pour réguler des migrations massives comme celles que nous connaissons aujourd’hui et il ne devrait pas être interdit de les redéfinir pour éviter qu’elles ne pulvérisent les frontières étatiques.
Il y a un autre verrou dans ce débat: il ne sera pas permis de penser la question des coûts de l’immigration illégale. Il suffira de qualifier cette question de mal venue, de mesquine ou d’odieuse, sans en dire plus. On colle une étiquette et le tour est joué. On dira par exemple qu’il s’agit de populisme ou d’électoralisme, et dès que ce terme est lancé, la réflexion s’arrête. On ne voudra voir dans tout cela qu’un manque de cœur, de générosité, d’humanité – parce que nos progressistes se croient effectivement autorisés à décerner des certificats de cœur, de générosité, et d’humanité. Nous serions devant une misère humaine devant laquelle la raison devrait s’inquiéter. On retrouve l’alternative à laquelle nous a habitué le XXe siècle: sans-frontiérisme ou barbarie. La propagande pseudo-humanitaire veut nous obliger à voir chez ceux qui entrent que des damnés de la terre et est prête pour cela à étendre exagérément la définition de ce qu’est un réfugié au point même de la vider de tout son sens. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas une authentique quête d’une vie meilleure chez ceux qui veulent s’installer ici et qu’on doit la tourner en ridicule ou la mépriser: cela veut dire qu’il ne suffit pas de vouloir s’installer quelque part pour en avoir le droit. On a quand même appris, assez rapidement dans cette histoire, que la filière de l’immigration illégale était bien organisée, et fonctionnait avec des réseaux très efficaces. Mais il est interdit d’en tirer quelques réflexions politiques que ce soit. Il n’est pas permis de se demander si l’État social n’agit pas à la manière d’une pompe aspirante dans les circonstances présentes.
Pour disqualifier politiquement ceux qui s’entêtent à penser de manière critique l’immigration massive ou l’immigration illégale, il faudra les associer à un terrible péril. La mise en scène ces dernières semaines d’une improbable montée l’extrême-droite participe à cette censure de la réflexion politique. Le message était clair et sans subtilité: qui tient un discours critique sur l’immigration illégale ou l’immigration massive favorise l’émergence de l’extrême-droite et est à certains égards complice du mal qu’elle pourra faire. Il ne fait aucun doute que l’extrême-droite soit extrêmement condamnable mais à ce qu’on en sait, le phénomène est absolument marginal au Québec. De manière stupéfiante, on a vu certains médias fabriquer l’extrême-droite qu’ils rêvaient de combattre. Ils ont contribué à sortir de l’ombre des groupuscules qui y végétaient depuis longtemps et qui auraient dû y rester. De même, on a prétendu transformer une milice paramilitaire plus qu’inquiétante comme la Meute en défenseur de l’identité québécoise en prenant au sérieux sa propagande. On l’a étiquetée nationaliste, ce qui est bien particulier, dans la mesure où ses dirigeants parlent plus spontanément de la culture canadienne que de la culture québécoise. Mais cette visibilité accordée à une mouvance qui ne serait pas parvenue à s’imposer par elle-même pourrait bien en faire un pôle d’attraction pour des citoyens désorientés en colère et en quête de radicalité. On crée les conditions d’une montée de cette mouvance marginale pour mieux ensuite s’indigner de sa présence dans la vie publique. Comment ne pas reconnaître dans cette mise en lumière de l’extrême-droite une complaisance médiatique coupable qui risque de déstructurer à terme le débat public?
Cela ne veut pas dire que la haine raciale ou religieuse soit inexistante au Québec, comme on l’a constaté avec l’attentat contre la grande mosquée de Québec en janvier et comme on vient de le voir encore une fois avec l’incendie de la voiture du président de la grande mosquée de Québec. La condamnation de la violence est ou devrait être fondatrice du pacte civique. La haine raciale existe ici comme partout ailleurs, aucune société n’est immunisée contre elle. Elle relève de l’horreur absolue. Elle est toutefois reléguée dans les marges les plus lointaines de la société et ceux qui se laissent gagner par cette fureur morbide n’engagent pas l’ensemble de la société par leurs actes. Mais on ne saurait s’appuyer sur ces actes pour disqualifier toute préoccupation concernant la survie et l’affirmation du peuple québécois, comme on a voulu faire croire en début d’année que l’attentat contre la mosquée de Québec était le résultat des débats sur les accommodements raisonnables et la Charte des valeurs. Il y avait quelque d’odieux à instrumentaliser ainsi un attentat qui a endeuillé toute une collectivité. On ne saurait s’appuyer sur l’existence d’une mouvance haineuse ou extrémiste pour disqualifier la question identitaire, comme plusieurs s’y essaient pourtant.
On en revient à la thématique des dernières semaines: le système médiatique cherche à concéder un monopole sur la question identitaire à l’extrême-droite pour ensuite la décréter explosive, contaminée et radioactive. La manœuvre est évidente: ceux qui grossissent la menace d’une extrême-droite locale veulent ensuite se présenter comme les gardiens indispensables des libertés et des droits des minorités. Sur le plan politique, c’est manifestement la stratégie du duo PLQ/QS. Le premier n’en finit plus d’associer la question identitaire à une poussée d’intolérance et le second fait de même. De ce point de vue, il y a une communion de pensée entre les libéraux et les solidaires, qui veulent extrême-droitiser le nationalisme québécois. Comme d'habitude, la droite néolibérale et la gauche multicuturaliste se donnent la main. La stratégie identitaire du duo PLQ/QS consiste à décrire le Québec comme une société avec un grave problème d’intolérance. C’est ce que vise à démontrer la consultation sur le racisme systémique qui sera lancée d’ici peu et qu’applaudissent les commentateurs autorisés du système médiatique pour qui la notion de «racisme systémique» relève de l’évidence absolue. Dès lors, on peut s’attendre à ce que la question de l’intolérance soit placée au cœur de la prochaine campagne électorale et qu’elle sera au cœur de la démagogie diversitaire.
Mais cette mise en scène médiatique de la montée de l’extrême-droite repose par ailleurs sur un flou définitionnel qui permet toutes les manipulations. Trop souvent, les «experts» invités à définir l’extrême-droite en proposent une définition si extensive et grossière qu’elle en vient à inclure tous ceux qui n’adhèrent pas de près ou de loin à la vision diversitaire ou qui ne jugent pas positivement le phénomène de l’immigration massive. On crée une nouvelle catégorisation des idées politiques: il y aurait ainsi des thèmes d’extrême-droite, comme l’immigration, l’identité ou le multiculturalisme. Qui s’en occupe mériterait alors la fatale étiquette. Quand les partis nationalistes comme la CAQ ou le PQ s’emparent de tels thèmes, on les accuse alors de s’aventurer sur le terrain de l’extrême-droite et d’alimenter l’intolérance. Il ne manquera pas non plus d’analystes pour présenter l’électorat sensible à la question identitaire comme une masse d’électeurs régionaux animés par la peur de l’autre et incapables d’accepter la modernité. C’est ainsi qu’on cherche à bannir certaines préoccupations de l’espace public (langue, culture, identité, laïcité, immigration) et à ostraciser ceux qui s’entêtent à en parler.
Le multiculturalisme est l’idéologie dominante de notre temps et c’est sa logique qu’il faut comprendre si on veut vraiment pourquoi il est si difficile de parler raisonnablement d’une question qu’on devrait pouvoir aborder sans fureur ni fadeur. Il entend faire passer pour du racisme le légitime désir de demeurer maitre de ses frontières et maître chez soi tout comme il assimile à de la xénophobie l’aspiration à assurer sa continuité historique comme peuple. En fait, les aspirations élémentaires d’un peuple cherchant à persévérer dans son être sont moralement disqualifiées par l’idéologie de la table-rase qui proscrit l’enracinement et qui veut voir dans la frontière une trace arbitraire créant une discrimination illégitime entre celui qui est citoyen et celui qui ne l’est pas. C’est de cette idéologie qui disqualifie le fait national et qui pousse à le déconstruire dans toutes ses dimensions qu’il faut se dégager. Tant qu’on présupposera que la nation est une entité appelée à se dissoudre pour que s’impose enfin un régime diversitaire décomplexé, on sera incapable de comprendre l’insécurité culturelle des peuples et on continuera de n’y voir qu’une effrayante pathologie.
Une société démocratique assume les débats la traversant et ne les étouffe pas. Régis Labeaume n’avait pas tort de dire que le climat de censure qui pèse sur les questions comme l’immigration, la laïcité ou le multiculturalisme pourrit le débat public. Il y a quelque chose d’exaspérant à départager la cité entre le camp des gentils tolérants et le camp des méchants intolérants. On peut croire que le maire de Québec surjouait son propre rôle de maire-au-franc-parler: il n’en invitait pas moins la classe politique à parler d’immigration sans tenir ce débat dans les bornes étroites du politiquement correct. Le matraquage médiatique permanent contre les mal-pensants est contradictoire avec l’idée même d’un débat sain où des perspectives contradictoires s’affrontent sans pour autant se diaboliser. La tentative d’étouffer le débat sur l’immigration illégale ces dernières semaines révèle l’appauvrissement du débat démocratique au Québec.
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