Comment écrire sereinement?

C'est tellement plus facile de blâmer les étudiants en grève, de condamner les protestataires qui gênent la circulation et perturbent l'ordre public.

Conflit étudiant - grève illimitée - printemps 2012


Comment écrire sereinement, comment parler d'amour, comment chanter une berceuse à ma fille Maya qui vient d'avoir deux ans, lorsque trois de mes enfants, deux à l'université et une autre au cégep, sans parler des deux autres, plus jeunes mais visiblement inquiets, sont dans la rue pour protester contre la hausse des frais de scolarité? Mon fils s'est fait arrêter et va recevoir par la poste une amende salée, une de mes filles a reçu des coups de matraque, et une autre s'est fait asperger de poivre de Cayenne et de gaz irritants par des policiers armés jusqu'aux dents comme s'ils allaient à la guerre contre des jeunes aux mains nues qui n'ont que leur poing à brandir et leur colère à crier.
J'ai deux téléviseurs, l'un branché sur LCN et l'autre sur RDI, qui diffusent en continu des images de ces protestations où l'on sait à l'avance qui va gagner, qui va avoir gain de cause, comme si les dés étaient toujours pipés dans cette société qui se refuse à redistribuer équitablement ses richesses en fonction des besoins de tout un chacun.
C'est tellement plus facile de blâmer les étudiants en grève, de condamner les protestataires qui gênent la circulation et perturbent l'ordre public. C'est tellement plus facile d'appuyer le gouvernement dans sa détermination à ne pas négocier avec ces étudiants jugés trop radicaux parce qu'ils demandent simplement la gratuité scolaire. C'est tellement plus facile de rabâcher les mêmes nouvelles négatives concernant les étudiants-gâtés-pourris-qui-paient-le-moins-au-Canada-pour-leurs-études et qu'il faudrait qu'ils paient leur juste part en se servant, à l'appui, d'un cas ou deux qui servent à généraliser abusivement. C'est tellement plus facile et rassurant d'être du côté des plus forts, des nantis, de ceux qui ne veulent rien changer.
Pourtant, pourtant, ils ne sont pas si gâtés que ça, ces jeunes en colère. Ceux que je connais vivent tous en colocation, à trois et à quatre, dans des logements tellement insalubres qu'ils doivent déménager chaque année et parfois même avant la fin de leur bail. Ils travaillent tous, les soirs ou les fins de semaine, pour joindre les deux bouts, s'habillent dans des friperies bon marché, utilisent les comptoirs alimentaires populaires ou attendent les heures de fermeture de certains commerces du marché Jean-Talon pour s'approvisionner en fruits et légumes défraîchis qu'on dépose à la rue et en pains rassis dont les boulangeries ne veulent plus. Heureusement, suis-je porté à dire. Pour la viande ou le poisson, on attendra d'être invités chez papa ou maman. Ils se véhiculent le plus souvent à vélo et lorsqu'on les voit marcher, ils ont déjà le dos courbé, à force d'avoir transporté dans leur sac à dos, depuis leur école secondaire, tous ces gros bouquins qui vont, finalement, leur servir à quoi si rien ne change? À moins que ce ne soit à cause du poids des prêts étudiants qu'ils ont contractés. Ce n'est pas l'avenir dont nous avons rêvé pour eux.
Mon ami, l'écrivain Jean Charlebois, vient de m'envoyer son dernier ouvrage, Comme au cinéma. La vie, l'amour, la mort, comme toujours, avec tout ce qu'il a autour de souffrance, de questionnement lorsque le ciel se rétrécit au-dessus de soi. C'est son vingt-deuxième ouvrage. «La poésie doit avoir pour but la vérité pratique», écrit Lautréamont en 4e de couverture. Comment décrire cette vérité pratique lorsque l'actualité me happe presque vingt-quatre heures par jour? Celle de l'Afrique exsangue, celle de Cuba meurtrie par tant d'années de blocus économique, celle de l'Amérique latine, ce continent longtemps saigné à blanc et qui se réveille avec force, celle d'ici où mes enfants sont dans la rue sans que je sache s'ils dormiront en prison ce soir ou dans un lit d'hôpital, parce qu'ils auront osé revendiquer haut et fort plus de justice et moins de gaspillage, une meilleure répartition de la richesse et la fin des paradis fiscaux, sur fond de grève étudiante à finir.


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