Commission Bastarache

Charest mis sur la défensive

Bellemare soutient que le premier ministre lui a ordonné de céder à des pressions dans la nomination de trois juges

Commission Bastarache




Québec — C'est le choc des versions contradictoires: Marc Bellemare soutient que Jean Charest lui a ordonné de céder aux injonctions de ses collecteurs de fonds dans la nomination de trois juges, en 2003 et 2004. Une affirmation gravissime que l'ancien ministre de la Justice libéral a étoffée hier, lors de son témoignage de plus de cinq heures à la commission Bastarache.
Affirmation contredite par le premier ministre dès après la comparution de son ancien compagnon d'armes: «M. Bellemare n'a pas soulevé avec moi la question d'influences indues dans la nomination des juges. J'ai encore moins dit à M. Bellemare d'accepter une nomination parce qu'il était sous pression de qui que ce soit», a-t-il dit en fin de journée, manifestement ébranlé par le témoignage de l'avocat.
Questionné par le procureur de la commission Bastarache Giusseppe Battista, M. Bellemare s'est livré librement sur un ton posé, en multipliant les détails sur ces conversations avec M. Charest et avec les collecteurs de fonds libéraux.
Inquiet de l'insistance de Franco Fava, grand collecteur de fonds libéral du monde de la construction, M. Bellemare a soutenu avoir réclamé, à l'été 2003, une rencontre privée avec Jean Charest. Celle-ci aurait finalement eu lieu au bureau du premier ministre le 2 septembre 2003 et aurait duré deux heures, de 19h à 21h. M. Charest n'a pas nié que cette rencontre ait eu lieu; il a indiqué que son bureau était à faire des vérifications. M. Bellemare s'y serait inquiété de l'insistance, plus discrète, du comptable Charles Rondeau, autre grand argentier libéral de Québec.
Ceux-ci auraient commencé à faire pression sur le ministre dès le mois de juillet pour faire nommer à la Cour du Québec Marc Bisson et pour promouvoir Michel Simard comme juge en chef adjoint à la Chambre civile de la Cour du Québec de Longueuil. Au dire de l'ex-ministre, M. Fava insistait sur le fait que M. Bisson était le fils d'un important collecteur de fonds de l'Outaouais, Guy Bisson, qui «avait fait élire Norm [MacMillan] et plusieurs libéraux». (M. Bellemare s'est rappelé qu'on l'avait toutefois mis en garde contre Guy Bisson, qui risquait d'être mis en cause dans l'enquête du juge Gomery sur le scandale des commandites.)
Lors de la rencontre du 2 septembre, M. Bellemare s'attendait à ce que M. Charest lui dise d'«envoyer promener» Franco Fava. Mais le premier ministre a plutôt soutenu que ces «gars-là», spécialistes en financement, étaient très importants pour le parti et qu'il fallait les écouter. «S'il t'a dit de nommer Bisson et Simard, nomme-les», aurait lancé le premier ministre, selon le souvenir de son ancien ministre de la Justice. Quelques semaines plus tard, M. Bellemare obtempérait et nommait les deux candidats.
Des nominations ni «mauvaises» ni «illégales», a nuancé M. Bellemare, mais qui ne correspondaient pas à ce que lui, comme ministre, aurait privilégié. En lieu et place de Michel Simard, M. Bellemare aurait souhaité nommer Claude Chicoine.
Après cette rebuffade, M. Bellemare en a subi une autre, a-t-il raconté: on lui a imposé un nouveau chef de cabinet, Louis Dionne, proche de Jacques Dupuis et aujourd'hui directeur des poursuites criminelles et pénales.
M. Bellemare dit avoir conclu à l'époque que le ministre de la Justice n'avait pas une grande marge de manoeuvre. Mais il resta à son poste par solidarité avec «son chef», le premier ministre, qui est une sorte de «pape» dans notre système politique, a-t-il illustré. Et aussi parce qu'il souhaitait mener à terme les changements pour lesquels il était venu en politique, soit la réforme des tribunaux administratifs, la réforme de l'indemnisation des victimes d'actes criminels et, enfin, du régime de l'assurance automobile. Aller à l'encontre de la volonté de M. Fava était de plus délicat, étant donné ses liens avec le premier ministre, qu'il a qualifiés de «longue histoire d'amitié». Une affirmation que Jean Charest a contredite vigoureusement lors de son point de presse de fin de journée, soutenant que M. Fava n'était qu'une connaissance qu'il croisait lors d'activités du Parti libéral. «Je ne l'ai jamais reçu à mon bureau et il n'a pas d'accès privilégié», a soutenu Jean Charest sur un ton solennel.
Mais selon l'ancien ministre, M. Fava se vantait qu'il était un ami personnel de Jean Charest. M. Fava aurait même laissé entendre à M. Bellemare, dès le lendemain de l'élection, lors d'une fête pour les militants au collège Bellevue, qu'il allait devenir ministre, lui annonçant qu'il aurait une «bonne nouvelle» dans les prochains jours. «Je ne sais pas comment il avait su ça. [...] En tout cas, il était assez plogué merci», il avait un «fastrack avec Jean Charest» a laissé tomber Me Bellemare. «C'était le roi, là, il ne s'en cachait pas», a répété M. Bellemare en après-midi.
Selon M. Bellemare, M. Fava rencontrait régulièrement la responsable des nominations au bureau du premier ministre, Chantal Landry, pour discuter avec elle de nominations à venir. M. Fava faisait valoir à M. Bellemare que le PLQ était dans l'opposition depuis neuf ans et que plusieurs personnes proches du parti s'attendaient à être nommées par le gouvernement Charest.
Obéir aux collecteurs
M. Bellemare a aussi soutenu avoir rencontré le premier ministre une autre fois le 8 janvier 2004 à Montréal pour lui faire part d'influences indues dans une nomination à la Chambre de la jeunesse. Il se disait indisposé par d'autres pressions de M. Fava, qui lui avait fortement suggéré de nommer Lise Gosselin-Després à ce poste, et ce, même avant que la liste courte soit constituée. M. Bellemare a aussi souligné l'intervention ultérieure de son collègue, le ministre du Travail Michel Després, en faveur de cette nomination, intervention qu'il a qualifiée de «cordiale». Or, M. Després a un lien de parenté avec cette candidate, mais M. Bellemare s'est montré à ce sujet hésitant, parlant de «la belle-soeur ou la cousine» et de «la femme du cousin». M. Charest aurait alors soutenu que le sujet de l'influence des collecteurs avait été vidé lors de la conversation du 2 septembre. Bref, que son ministre devait obéir aux collecteurs de fonds du parti.
Lors de cette rencontre de 20 minutes, M. Bellemare se serait aussi étonné devant M. Charest du fait que Franco Fava manipulait de grandes sommes d'argent liquide, entre autres dans les salons privés du restaurant Michelangelo, à Sainte-Foy. Le 2 septembre 2003 et le 8 janvier 2004, M. Bellemare soutient avoir aussi abordé ses difficiles relations avec le conseiller politique du premier ministre, Denis Roy, qui lui avait entre autres demandé d'«intervenir dans un procès criminel».
Pas d'interdit
Malgré ce que la commission laissait entendre lundi, Michel Bastarache n'a frappé d'interdiction de publication aucune des informations divulguées dans le témoignage d'hier. Contrairement aux autres témoins, M. Bellemare a refusé d'accorder une entrevue préalable à la commission. En début de témoignage, M. Bellemare a déposé une liste de six noms qui allaient ressortir pendant son témoignage: Marc Bisson, Michel Simard, Line Gosselin-Després, Franco Fava, Guy Bisson, Charles Rondeau.
Une des pièces centrales de M. Bellemare, un endos de carton d'une tablette de feuilles sur lequel il avait gribouillé quelques symboles et des notes pratiquement illisibles, a fait l'objet d'un débat, en début d'après-midi, entre l'avocat de M. Bellemare, Rénald Beaudry, et les avocats des participants. On a finalement convenu d'expurger ces notes personnelles prises par M. Bellemare entre le jour de sa démission le 27 avril 2004 et le 3 mai.
En entrevue au Devoir lundi, à la veille du témoignage, M. Fava nous avait confié qu'il entendait poursuivre M. Bellemare s'il jugeait que l'ancien ministre nuisait à sa réputation.
Jusqu'à hier matin, l'ancien politicien n'avait jamais mentionné le nom de M. Fava en public. Certains participants à la commission, par exemple le procureur de Me Bellemare, Rénald Beaudry, croient que son client jouit d'une certaine immunité pour ses propos tenus devant la commission. Pour d'autres, notamment le procureur de la commission Giuseppe Battista, rien dans le règlement ne protège les témoins contre une poursuite en diffamation.
Aujourd'hui, une fois que M. Battista aura terminé son interrogatoire, M. Bellemare sera contre-interrogé par les avocats de participants et des intervenants à la Commission, entre autres André Ryan, l'avocat de M. Charest, André Dugas, du Parti libéral, Suzanne Côté, pour le gouvernement du Québec.


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