Penser le Québec

Ce que dit celui qui est fatigué de rire

Réflexions mi-ludiques sur le rapport entre l’humour, le comique et l’Histoire

Penser le Québec - Dominic Desroches

« Que les gens sont absurdes ! Ils ne se servent jamais des libertés qu'ils
possèdent, mais réclament celles qu'ils ne possèdent pas ; ils ont la
liberté de penser, ils exigent la liberté de parole »
Kierkegaard
***
Nous assistons à tous les soirs sans exception à la diffusion d’une
pléiade d’émissions humoristiques et comiques. Celles-ci prennent des
expressions variées : bandes dessinées, drôles de vidéos, images tirées de
phénomènes insolites et inimitables, extraits du Festival de l’humour, «
bloopers » (actes manqués ou gestes stupides filmés en direct), capsules
divertissantes, marionnettes parlantes sous toutes ses formes, images
provenant de caméras cachées, sketchs, clins d’œil, etc. Si nous observons
le jour les caricatures dans nos journaux, nous les retrouvons toutes,
comme si cela n’était pas assez, le soir à la télévision. Ici, on aime
rire. Certains rient même à temps plein.
Or si l’humour est partout présent chez nous, du lundi matin au dimanche
soir, on peut se demander à bon droit (et de manière mi-ludique) ce qu’est
le comique dans son rapport avec l’humour et l’Histoire. En se posant cette
question peu habituelle, a fortiori à partir du Québec, j’aborde un sujet
devenu tabou avec le temps, c’est-à-dire qu’un puissant non-dit entoure la
place immense qu’occupe l’humour dans la culture québécoise. Critiquer,
dénoncer ou rire de l’humour dans le grand Québec post-révolution
tranquille, c’est être snob, intellectuel, réactionnaire, probablement… de
droite.
Dans ce texte, je tenterai, avec l’aide de Kierkegaard d'abord, de
comprendre le phénomène de l’humour, de le distinguer du comique ensuite,
et de le situer enfin dans le cadre plus large de la question politique
québécoise. Mais n’est-ce pas là un projet trop ambitieux, demanderont
certains ? La réponse est non, car il suffit de lier le nécessaire et ne
pas prendre au sérieux une question impertinente pour la majorité de nos
concitoyens. Notre réflexion sera modérée et dénuée de tout vocabulaire
difficile afin de ne pas chatouiller encore davantage les écorchés,
c'est-à-dire les lecteurs passionnés à l'épiderme national sensible.
Sur l’importance démesurée de l’humour au Québec / De la nécessité de le
reconnaître et de le récompenser

On reconnaîtra d’abord - et cela peu importe notre couleur politique - que
l’humour est omniprésent chez nous et qu'il joue presque le rôle que Dieu jouait
en 1950. Il est si important, dans nos maisons et nos nouveaux condominiums,
que nous possédions dans la métropole notre festival national et notre
musée. Le monde entier peut reconnaître notre passion pour le rire, le
petit comme le grand.
Mais ce n'est pas tout : l'humour est si important que nous devons même le
récompenser. Au début de chaque printemps, en effet, nous assistons à la
remise des Olivier, qui est la remise annuelle de statuettes (sur le modèle
américain des Oscar) décernées aux meilleurs humoristes québécois. À chaque
année ou presque, ce gala suscite un débat sur la place de l’humour dans le
paysage culturel. Si ce n’est pas la critique culturelle Denise Bombardier
qui rappelle le piètre langage parlé par ces « artistes » nouveaux, ce sont
les humoristes eux-mêmes qui, avant d’être attaqués par ceux qu'ils
considèrent de l'arrière-garde, prennent la plume pour se défendre (voir
par exemple la lettre de « frappes préventives » que Guy Nantel avait
publiée, il n'y a pas si longtemps, dans la Presse). Or, avant de traiter
de la question québécoise pour elle-même, peut-être convient-il de se
demander ce qu’est l’humour ? Les humoristes riches en gags savent-ils
seulement ce que le mot humour signifie ?
Qu'est-ce que l'humour ?
Le mot humour, qui proviendrait du mot humeur, nous rappelle le
dictionnaire Robert, caractérise une forme d'esprit qui présente la réalité
au moyen de ses aspects plaisants ou insolites. Si cela est clair, l'humour
apparaît comme un biais, une lecture du monde, nous n'en savons pas
beaucoup plus sur ce qu'est l'humour ni sur ce qu'il manifeste. Pour nous
aider à répondre à la question, je présenterai la topologie de l’existence
proposée par le penseur danois Søren Kierkegaard car celle-ci nous donne
des critères pour saisir l’humour. Dans ses textes pseudonymes, Kierkegaard
concevait la vie comme un chemin ponctué de trois étapes : l’esthétique,
l’éthique et le religieux. Ces étapes sont des modes d’interprétation de
l’existence ou des conceptions de la vie.
La manière esthétique d’exister consiste d’abord à vivre au présent, sans
engagement réel, en recherchant toujours des possibilités de jouissance et
de plaisir. Ce type de vie festif, pensons aux soirées de conquête du
séducteur, apparaît instable et insatisfaisant, car il est difficile de
toujours être dans la peau d’un personnage, dans un rôle, sans
enracinement, sans continuité avec la vie. La seconde manière de vivre,
l’éthique, consiste à accomplir ses devoirs ou ses obligations en se
mariant et en occupant un emploi dans la sphère sociale. Contrairement à
l’esthétique, la vie morale est stable et sécuritaire puisqu’elle repose
sur la continuité de la vie résultant des obligations et des normes.
L’interprétation religieuse de l’existence, le stade le plus difficile à
réaliser, consiste enfin à découvrir, dans la souffrance et la solitude,
une vérité indicible, celle qui nous apprend que Dieu est infini. La vie
religieuse implique l’épreuve, c’est-à-dire le défi posé par Dieu au
croyant qui justifie la rencontre tant espérée avec le Tout autre.
L’humour est un usage spirituel du langage
Or, le génie de Kierkegaard est de remarquer que c’est notre usage du
langage qui explique notre rapport à la vie et la possibilité de changer de
conception du monde. En effet, entre l’esthétique et l’éthique se trouve
l’ironie. Qu’est-ce que l’ironie sinon un usage biaisé du langage ?
L’ironiste, c’est la personne qui dit le contraire de ce qu’elle pense,
celle qui veut faire entendre le contraire de ce qu’elle dit. Elle passe un
message par l'indirect, par le contraire. Une fois la personne capable de
faire de l’ironie et de faire entendre un message, pense Kierkegaard, elle
peut vouloir se choisir et faire le saut dans la vie sociale.
Et entre la vie éthique et la vie religieuse se trouve l’humour. Qu’est-ce
que l’humour ? L’humour est caractérisé selon le penseur danois par le fait
que l’être humain est, tôt ou tard, confronté aux limites du langage, entre
autres lorsque vient le temps de nommer l'absolu, de dire Dieu. L’humour,
c’est l’usage du langage qui rappelle notre finitude face à Dieu. Capable
de prendre une distance avec le langage, l’humoriste sait qu’il existe une
contradiction au cœur de la vie humaine qui n’entre pas dans les mots.
L’humour garde une possibilité de dissimulation, un secret. Est donc
humoriste la personne qui, par les mots, sait montrer la limite de sa
propre situation, rire, tout en gardant l’essentiel pour elle. On ne peut
pas faire de l’humour véritable sans savoir cela. On le voit, nous les
Québécois : l'humour est une position face à un destin ou face à une limite
de notre liberté.
De la différence entre l’humour et le comique
Kierkegaard n’en reste pas là. Il distingue aussi le comique de l’humour
et de l’ironie. Le comique, qui est l’exact contraire du sérieux, se
présente lorsqu’on repère une contradiction dans la vie, une opposition
totale entre deux situations ou deux termes. Nous rions du comique qui est
l’inéquation ou le déséquilibre entre les protagonistes d’une situation.
Pour le dire autrement : la rencontre entre le gros et le petit provoque le
rire comique, l'hilarité.
Avant de rire avec l’humoriste, il faut avoir réfléchi…
Or que nous apprennent ces distinctions, à nous les Québécois, les plus
grands humoristes du monde ? D’abord que l’humour n’est pas de rire de
n’importe quoi, n’importe quand ou pour n’importe quelle raison. L’humour
repose sur une conscience de nos limites face à quelque chose de plus grand
que nous. Quand on rit tout le temps, c'est qu'on sent une limite, une
frontière. Quand il est positif, l’humour permet d’élever l’homme, de lui
montrer sa différence infinie d’avec Dieu. Quand Dieu n'est plus là, le
désenchantement peut nous faire rire de nous-mêmes. C’est ainsi que
l’humour n’est jamais simple comédie ou plaisanterie ; il n’est pas le
mépris gratuit de l’autre, mais un usage spirituel du langage. Pour
expliquer cela, je me rapporterai à un événement récent qui a fait couler
beaucoup d’encre au Danemark, mais aussi dans le monde entier, c’est-à-dire
la publication, scandaleuse pour certains, des caricatures de Mahomet.
Sur une histoire de caricatures impossible au Québec
Victime des caricaturistes danois de son époque dans le journal satirique
Corsaren, Kierkegaard savait que l’humour implique une remise en question
de la vie individuelle et de la société. Si, en 1850, Corsaren se moquait
de lui, le journal incarnait néanmoins le point de vue de la liberté de
presse, peu importe sa valeur. Pour ceux qui affectionnent les coïncidences
qui n’en sont pas, le Danemark a été secoué en 2005 par la publication de
caricatures du prophète Mahomet. Le petit pays a vu son drapeau brûlé par
des extrémistes, par des gens qui croyaient que représenter dieu dans une
caricature était une attaque impie contre la religion. L’ironie dans cette
histoire aussi absurde que réelle et politiquement explosive, c’est que les
Danois se sont rangés derrière les caricaturistes malgré les menaces de
représailles des islamistes, dont les responsables du scandale,
c'est-à-dire des intégristes immigrés au Danemark. L’humour doit être,
quand il est attaqué sérieusement, sauvegardé. Or quel peut-être le lien,
demanderont les lecteurs sensibles et impatients, entre l’épisode danoise
des caricatures et l’omniprésence de l’humour au Québec ? Laissons-nous
encore une page…
L’humour au Québec : de l’Osstidcho à l’industrie culturelle...
On peut rappeler que l’humour a beaucoup évolué au Québec. Il a pris sa
place après le congédiement du Dieu catholique car c'est la Révolution
tranquille qui a légitimé l'humour et a favorisé son évolution, sinon son
involution. Pour saisir cela, nous donnerons un exemple. Qu’on pense ici au
monologue d’Yvon Deschamps (« Les Unions, quossa donne ? ») dans
l’Osstidcho de 1968 et qu’on le compare à nos éditions du Gala Juste pour
rire
, on réalise alors la perte de sens. Si Deschamps développait l’humour
libre et engagé au moment même où Dieu disparaissait du paysage culturel,
ce n’était pas pour rire seulement, mais pour communiquer un message en
quelque sorte révolutionnaire aux Québécois prêts à de grands changements.
Sur la scène, l’humour engagé, associé à la guitare « violente » de
Charlebois, était une promesse de libération d’un peuple opprimé. Si
Deschamps nous blessait en caricaturant la situation difficile de nos
parents, il voulait que nous passions à une autre étape. L'humour devait
nous faire sortir de notre repliement religieux et identitaire. Quand le
clown Sol (Marc Favreau) jouait sur les mots, ce n'était pas seulement pour
nous faire rire, mais aussi pour nous faire réfléchir, nous transporter,
nous libérer.
Aujourd’hui, quand nous entendons les inepties de nos humoristes
professionnels et grassement payés, on rit des bassesses du quotidien sans
s’engager pour la liberté. L’humour actuel, qui roule sur le rire banalisé
de soi-même, est celui du retour au repliement identitaire et à l’abandon
de soi. De nombreux Québécois rient à tous les soirs parce qu’ils sont
incapables de changer sérieusement les choses. Dans ce repliement, les
Zapartistes, qui aiment bien opposer les régions contre Montréal, tentent
en vain de se distinguer de la zizanie générale. L’humour est devenu notre
icône, une industrie québécoise, voilà pourquoi il est désormais
sacro-saint et intouchable. Au Québec, on aime l'appel à la majorité drôle
: tout le monde est drôle, tout le monde en parle et tout le monde vit une
petite vie ; même les politiciens et les universitaires, ceux qui ont
toujours du temps pour planifier des colloques, en organisent sur...
l'humour ! Afin de mesurer tout cela et avant que l'on se mette à pleurer
de rire, je donnerai cette fois dans le concret, tout en revenant un
instant à l’humour danois.
Entre l’humour, la liberté d’expression et l’Histoire…
On peut se demander hypothétiquement si, confrontés à l’épisode violent
qu’ont connu les Danois aux prises avec la fureur des intégristes, les
Québécois seraient montés aux barricades pour défendre la liberté
d’expression. Qu’auraient fait nos braves concitoyens face aux menaces des
Islamistes ? Se seraient-ils encore une fois repliés ? Dans cette optique,
on peut se demander si nos compatriotes se battent pour la reconnaissance
de leurs droits lorsque la cause n’est pas sérieuse (n’implique pas leur
liberté réelle) et s’ils ne se défilent pas lorsqu’il est question d’enjeux
décisifs ?
Pour reprendre encore Kierkegaard, les Québécois ont la liberté de penser,
mais ils préfèrent faire des blagues. Or quand des citoyens engagés
organisent une manifestation contre la flambée du prix de l’essence, la
population ne s’unit pas derrière eux. Mais quand il faut sauver un
animateur de radio controversé, J.-F. Fillion, la colline parlementaire est
prise d’assaut par les manifestants québécois (pour la liberté
d’expression…) qui se comptent par milliers et qui collent partout des
collants au slogan de la station. N’y a-t-il pas un malaise quand on
préfère marcher pour Fillion plutôt que de défendre une population prise en
otage par les pétrolières ? Pourquoi les Québécois marchent-ils contre la
guerre en Irak et qu'ils refusent de se défendre quand le gouvernement
fédéral, gouverné de l'ouest désormais, prend des décisions qui les
désavantagent ? Que dire sans rire des nombreux Québécois qui marchaient
pour une station de radio plutôt que pour leur propre liberté ?
Or, se rappeler cela est aussi drôle que triste. Ce qui importe en vérité
quand on regarde le rapport à l’histoire, c’est que celle-ci n’est jamais
drôle, mais plus souvent qu’autrement tragique. L'histoire n'est pas une
feuille blanche ou un conte, c'est trop souvent l'écriture colérique des
tragédies humaines. L’histoire ne repose pas sur les meilleures blagues, ni
les meilleurs galas, mais sur les événements tragiques et les combats pour
l'égalité et la reconnaissance.
Si les Danois ont protesté contre l’impossibilité « intégriste » de rire
des dieux, les Québécois, eux, insensibles aux guerres de religion, ne
cèdent-ils pas rapidement aux accommodements déraisonnables afin d’éviter
les conflits ? Ne font-ils pas en bout de ligne que rire d’eux-mêmes ? Loin
de se sentir menacés, participent-ils à l’humour généralisé parce qu’ils
estiment que la signification historico-politique de leur combat national
est derrière eux ? Poser la question, ce n'est pas encore y répondre.
Quand l’homme fatigué en vient à rire de lui-même sans fin
Ce qui est peut-être regrettable enfin, c’est que les Québécois rient de
tout, y compris de leur propre servitude. Depuis plus de trente ans, au
lieu de se libérer, ils ont appris à désamorcer toutes les crises
(potentielles ou réelles) par l’humour sans esprit, ce qui les rend drôles,
comiques, burlesques et vulnérables. Notre histoire n’est plus celle des
victoires ou des défaites, mais plutôt celle des meilleurs gags présentés
au Festival de l’humour.
Le Québec s’imposera peut-être dans l’histoire postmoderne comme le lieu
unique au monde où le burlesque, art qu’incarnait à une autre époque Gilles
Latulippe, s’est vu transformé en humour généralisé. S’il ne convient pas
évidemment de tout prendre au sérieux, ce qui serait absurde, il importe
néanmoins de savoir a minima pourquoi et de quoi il faut rire. Tout n’est
pas drôle tout le temps. La langue d’un peuple, sa difficile histoire et
son passé imparfait ne méritent-ils pas un minimum de respect ? L’humour
est sain lorsqu’il est requis par l’esprit et qu’il permet de souffler, de
se libérer, jamais quand il participe activement à la suppression de
l’intelligence et du sens de l’histoire.
En conclusion, je formulerai une crainte que je souhaite injustifiée. Je
crains que l’humour québécois, en se vulgarisant, ait fait disparaître tout
caractère, toute colère et toute dignité. Je formule cette crainte car « si
la tendance se maintient », nous continuerons encore à rire encore de
nous-mêmes, à tous les jours et sur toutes les tribunes, de sorte que nous
aurons bientôt perdu toutes les occasions de provoquer le sursaut,
c’est-à-dire le moment sérieux de la prise en charge de notre avenir
collectif.
Dominic DESROCHES

Département de philosophie

Collège Ahuntsic
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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