Bouchard-Taylor: tollé autour des fuites

Péquistes, bloquistes et adéquistes exigent le dépôt immédiat du rapport

Commission BT - le rapport «Fonder l’avenir - Le temps de la conciliation»


Les partis d'opposition ont réclamé hier la publication immédiate du rapport de la Commission Bouchard-Taylor après que des fuites dans The Gazette eurent alimenté la polémique durant le week-end.
Les extraits publiés dans le quotidien montréalais, samedi et hier, suscitent déjà les moqueries des souverainistes. Le rapport de la Commission de consultation sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles inviterait les Québécois de souche à faire preuve d'une plus grande ouverture à l'égard des minorités, à apprendre l'anglais et à sortir de leur ignorance. Le terme «Québécois de souche» serait à proscrire du vocabulaire, pour être remplacé par «Québécois d'origine canadienne-française». De même, il ne faudrait plus parler «d'accommodements», mais «d'ajustements», «d'adapations» et «d'harmonisations».
«Encore un peu et on se rappellera Elvis Gratton», a ironisé la chef du Parti québécois, Pauline Marois. Dans ce film-culte de Pierre Falardeau, le personnage d'Elvis Gratton, joué par Julien Poulin, affirmait dans une divagation mémorable qu'il était, parmi tant de choses, «un Canadien américain francophone de l'Amérique du Nord».
«Effectivement, ça me choque, a soutenu Mme Marois. Nous avons mis combien d'effort et d'énergie à cette commission? Si c'est malheureusement tout ce qu'elle donne, c'est inquiétant», a-t-elle dit.
Le chef du Bloc québécois, Gilles Duceppe, a hâte de mettre la main sur le document, frappé d'une controverse avant même sa sortie, afin de vérifier «si c'est la Gazette qui est Gratton ou le rapport». Selon lui, la question de l'identité nationale au Québec est une chose réglée. «L'Histoire, nous ne pouvons pas la nier et surtout pas la réécrire comme [Stephen] Harper le fait. Sont des Québécois et des Québécoises toutes les personnes qui vivent au Québec», a dit M. Duceppe.
Tout comme Mme Marois et M. Duceppe, l'Action démocratique du Québec (ADQ) a réclamé un dépôt hâtif du rapport... qui ne viendra pas. En fin de journée, le gouvernement a confirmé que le rapport final lui a été remis hier et qu'il sera rendu public jeudi seulement, au lendemain de la tenue du conseil des ministres à Québec. Les deux coprésidents de la Commission de consultation sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles (CCPARDC), le sociologue Gérard Bouchard et le philosophe Charles Taylor, tiendront alors une conférence de presse à Montréal.
Des doutes
Si The Gazette a vu juste, MM. Bouchard et Taylor inviteront la majorité francophone du Québec à faire preuve d'une plus grande tolérance à l'égard des minorités culturelles (un autre terme qu'il faudra bannir du langage). Une large part du mécontentement à l'égard des demandes d'accommodement faites par les juifs, les musulmans et d'autres communautés de croyants seraient le résultat «d'informations partiales et de perceptions erronées» de la part de la majorité francophone, à qui revient le fardeau de s'ouvrir et de s'instruire.
Le rapport ferait porter la responsabilité de la crise des accommodements raisonnables à la majorité francophone du Québec, qui craint la disparition de ses valeurs, de sa langue, de ses traditions et de ses coutumes sur le continent nord-américain. Par le passé, la menace était attribuée aux anglophones, puis à l'industrialisation. Elle vient maintenant de l'immigration, constaterait le rapport.
Un des membres du comité conseil de la Commission Bouchard-Taylor, le philosophe Daniel-Marc Weinstock, s'est dit «stupéfait» par les conclusions qu'a tirées The Gazette. «Il y a, dans ce compte rendu, une impression qu'on met toute la responsabilité pour la crise qu'il y a pu avoir sur les épaules de la majorité franco-québécoise, et ce, sur un ton très moralisateur, a-t-il expliqué hier. Or, la personne qui lira le rapport verra quelque chose de beaucoup plus nuancé qui traite davantage de la nécessité d'ajustements mutuels et aussi de la volonté très ferme d'éviter cette espèce de "pointage de doigt" moralisateur. Tout cela est absent du rapport, à mon avis.»
M. Weinstock a lu des versions préliminaires du rapport il y a quelques jours à peine. Elles ne coïncident pas avec le compte rendu publié dans The Gazette. «On ne peut pas penser qu'en dix jours, entre cette version et la version revue et corrigée à la lumière des commentaires qui ont été faits par les membres [du comité conseil], que le rapport a changé du tout au tout», a-t-il jugé.
Tout comme les leaders politiques, le directeur du Centre de recherche en éthique de l'Université de Montréal estime que le rapport tant attendu devrait être publié immédiatement, en raison des risques que le débat se fasse sur de mauvaises bases. «Les positions pourraient se former et se raidir sur la base de ce qui a été rapporté cette fin de semaine. On pourrait aussi commencer le débat sur le rapport sur la base de positions très tranchées, très polarisées et arrêtées. Bref, qu'on se dise, une fois le rapport publié, "Inutile de le lire, on sait ce qu'il y a dedans". Ça serait vraiment regrettable», a dit M. Weinstock.
Un autre membre du comité conseil, le sociologue Jacques Beauchemin, a aussi lu des versions préliminaires du rapport dont il reconnaît l'essence dans les texte de The Gazette. «L'esprit du rapport consiste en gros à dire au groupe majoritaire: le problème vient de vous», dit-il avec ironie. Selon lui, la Commission Bouchard-Taylor s'apprête à «faire porter l'effort de vivre ensemble sur la majorité des Québécois». Or l'intégration est un jeu qui se joue à deux. Il n'y a rien de plus normal à ce qu'une société d'accueil exige des nouveaux arrivants un minimum d'efforts pour respecter les us, coutumes et valeurs du groupe majoritaire, dit-il.
M. Beauchemin a l'impression que la commission sert les vieilles rengaines déjà exprimées dans les premiers écrits de Pierre Elliott Trudeau sur les prédispositions à l'ethnicisme et à l'antidémocratisme des Québécois, alors qu'ils sont acquis depuis longtemps aux valeurs du nationalisme civique. «Ce n'est pas d'hier qu'on fait la morale aux francophones du Québec. Le rapport est comme la vision postmoderne de ce moralisme à la Trudeau», estime M. Beauchemin.
En définitive, la Commission Bouchard-Taylor passe à côté de son objectif dans une perspective sociologique, estime M. Beauchemin. Elle devait en effet trouver un moyen de concilier les aspirations politiques légitimes et historiques de la majorité francophone (une minorité en Amérique du Nord) avec l'émergence d'une société postmoderne, plurielle, hybride et fragmentée. «La rapport a pour effet de délégitimiser ce mouvement d'action politique, en disant aux nationalistes: "Vous vivez dans un monde fragmenté dans lequel des groupes porteurs de différentes identités se rencontrent", déplore M. Beauchemin. Mais on ne peut pas faire comme s'il n'y avait pas ici quelque chose que l'histoire a fabriqué, c'est-à-dire une majorité de Québécois francophones.»
Gérard Bouchard n'a pas retourné les appels du Devoir. The Gazette doit enfin publier aujourd'hui, dans son site Internet, l'intégrale des documents en sa possession.
Avec la Presse canadienne


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