Borduas, épicentre du séisme électoral

«Le monde change», même chez les patriotes

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{{Rien n'est jamais acquis}}

Saint-Denis-sur-Richelieu — Que s’est-il passé pour que le Parti québécois subisse une des pires défaites de son histoire, lundi dernier ? La circonscription de Borduas, dans la vallée du Richelieu, forteresse péquiste, berceau de la révolte des patriotes, a basculé dans le camp de la Coalition avenir Québec. Zoom sur les causes d’un séisme électoral.
Le restaurant La Petite Bouffe est situé en plein champ de bataille. Un champ de bataille héroïque : il y a 176 ans et des poussières, le 23 novembre 1837, sur ce bout de terre qui longe la rivière Richelieu, le médecin et député Wolfred Nelson a infligé à l’armée britannique sa seule défaite de la révolte des patriotes, dans une bataille devenue légendaire.

Près de deux siècles plus tard, le drapeau vert, blanc et rouge des patriotes flotte partout à Saint-Denis-sur-Richelieu. Une demi-douzaine de monuments rappellent aux visiteurs qu’ils se trouvent dans le berceau du nationalisme québécois — dont une statue de Louis-Joseph Papineau haute de deux mètres, inaugurée par Pauline Marois un mois après son arrivée au pouvoir, à l’automne 2012.

Ce Papineau de bronze en a vu couler, de l’eau, dans les flots tumultueux du Richelieu. Il a aussi été témoin d’un séisme qui a ébranlé le pays des patriotes — et le Québec tout entier — lundi soir : le Parti québécois (PQ) a subi la pire défaite de son histoire. Pour que l’humiliation soit totale, la circonscription de Borduas, où se trouve Saint-Denis-sur-Richelieu, a tourné le dos au ministre Pierre Duchesne, du Parti québécois, pour élire un illustre inconnu de la CAQ âgé de 27 ans, Simon Jolin-Barrette.

Trois jours après l’onde de choc, les clients du restaurant La Petite Bouffe parlent encore de « la défaite de Pauline ». Certains sont déçus. Plusieurs ont pleuré le soir du scrutin. Mais à peu près tout le monde ici s’entend sur une chose : le PQ a couru à sa perte. La victoire du Parti libéral est d’abord la défaite du Parti québécois.

« Mme Marois a fait campagne sur le passé, pas sur l’avenir. Le bilan de M. Charest, c’est du passé. Parlez-moi pas de M. Charest, parlez-moi de l’avenir », dit Jean-Guy Lajoie en piquant sa fourchette dans un morceau de pain de viande.

Le retraité de 76 ans et sa jeune femme de tout juste 70 ans, Lise, travaillent à La Petite Bouffe, qui appartient à leur fils. Ils portent bien leur nom : le couple Lajoie dégage un bonheur contagieux, après 51 ans de mariage.

Un poing qui fait peur

« J’ai déjà voté pour le PQ, mais pas cette fois-là, et je vais vous dire pourquoi : le poing levé de Pierre Karl Péladeau, j’ai pas aimé ça,dit Lise Lajoie. J’ai pas aimé non plus l’intervention de Janette Bertrand sur la charte de la laïcité. C’était gênant. Et les baisses d’impôt promises par Pauline Marois à quatre jours du vote, je n’y ai pas cru. Mme Marois, je ne la sentais pas du tout sincère. »

Le verdict est implacable. Si elle était une enseignante, Lise Lajoie aurait envoyé l’élève Marois refaire ses devoirs. « Le PQ va avoir de la misère à se relever. Ça va être très difficile. S’ils reviennent avec la souveraineté, ça ne passera pas », prévient Lise Lajoie.

Comme bien des gens ayant grandi dans le terreau des patriotes, Lise Lajoie est nationaliste. Peut-être même souverainiste. Mais elle est allergique au référendum. Une vraie Québécoise : elle vote pour le PQ juste si elle est certaine qu’il n’y aura pas de référendum.

Lise Lajoie n’est pas la seule. Dans la forteresse bleue de Borduas, le péquiste Pierre Duchesne a perdu 4100 voix par rapport à septembre 2012. Québec solidaire en a gagné 900. Le Parti libéral en a gagné 2000 autres. Oui, vous avez bien lu : dans cette circonscription francophone à 96,2 %, sur la seule terre où les patriotes ont battu les Anglais, 2000 électeurs péquistes ont voté libéral. À cause d’un poing en l’air un dimanche matin.

« Le monde a changé »

Il se passe quelque chose au Québec. Si les descendants de patriotes deviennent libéraux en entendant le mot « pays », le PQ n’est pas sorti du bois. Il se passe quelque chose, mais quoi ? Allons demander à monsieur le maire. L’hôtel de ville de Saint-Denis se trouve dans une charmante maison ancestrale de couleur jaune, entre la rivière et le chemin des Patriotes. Jacques Villemaire nous reçoit dans son bureau où trône le drapeau vert, blanc et rouge.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? Il s’est passé que le monde a changé », dit monsieur le maire, un bonhomme énergique et rieur, aux cheveux blancs coupés en brosse.

« Avant, les gens votaient rouge ou bleu de père en fils. Il y a des gens surnommés “ Ti-Rouge ” ici. Il y en a de moins en moins. Les partis ne peuvent plus tenir aucun électeur pour acquis. Les gens sont mieux informés et plus curieux qu’avant. Ils ont Internet à haute vitesse et sont branchés à Facebook même dans les rangs les plus éloignés », explique-t-il.

« On a battu les Anglais juste ici, de l’autre bord de la rue, mais ça ne veut pas dire que l’héritage des patriotes appartient au PQ. Il appartient à tout le monde. Le PQ nous a tenus pour acquis, un peu comme les libéraux tiennent pour acquis les anglophones du West Island. »

Jacques Villemaire affirme qu’il va s’ennuyer de Pierre Duchesne, l’ancien journaliste devenu député péquiste, battu par la CAQ. Monsieur le maire ne cache pas ses sympathies pour le PQ. Mais « le monde a changé ».

La députée fédérale du coin, Sana Hassainia, est d’origine tunisienne. Elle a battu le député du Bloc québécois lors de la vague orange de mai 2011. « Une Arabe du NPD [Nouveau Parti démocratique] au pays des patriotes. Elle fait du bon travail, elle est appréciée », note Jacques Villemaire.

L’indépendance du Québec, il en a rêvé. Mais à 68 ans, il n’en voit plus la nécessité. « Je connais beaucoup de retraités qui sont déjà indépendants. Ils ont une maison sur le bord de l’eau, un ponton sur la rivière, ils passent une partie de l’hiver en Floride et à Las Vegas. Ne leur parle pas d’indépendance, ils ne veulent rien savoir ! »

« Même chose pour les jeunes. Ils n’ont pas besoin de l’indépendance du Québec, ils sont déjà indépendants. Ils voyagent partout dans le monde, ils sont libres et éduqués. Quand t’as rien, tu peux avoir le goût de faire l’indépendance. Mais quand t’as tout, à quoi ça sert l’indépendance ? »

Dans l’antre de la révolution

Au coeur du village, une belle grande demeure de pierre attire l’attention des visiteurs. « Maison nationale des patriotes », indique l’affiche. On s’attend à trouver ici un vieux monsieur barbu qui étalera sa frustration de ne pas avoir son « pays ». La porte est « closed ». Le musée est fermé. « Est-ce que je peux vous aider ? » lance une voix de jeune femme dans la cour.

« Je cherche un vieux monsieur barbu qui pourrait me parler des patriotes. »

« Non, il n’y a pas de monsieur barbu ici. Suivez-moi, on va voir ce qu’on peut faire. »

Surprise : les responsables du musée sont de dynamiques jeunes femmes de 31 ans et 36 ans, appuyées par une collègue aussi jeune de coeur. Christine Devey et Mylène Bonnier sont historiennes et… archéologues. Elles tiennent à bout de bras ce musée fabuleux avec un budget famélique.

Elles me préviennent : pas question de parler de politique. « Nous, on fait de l’histoire, pas de la politique. » D’accord. Racontez-moi l’histoire des patriotes. Elles s’animent. La bataille gagnée de Saint-Denis, les défaites de Saint-Charles, le village voisin, et de Saint-Eustache, l’exil de Papineau et des 57 autres, les 99 condamnations à mort, les 12 pendaisons…

Elles me font visiter la maison, construite en 1809, son puits au sous-sol, ses foyers, et les trésors des patriotes : le diplôme du notaire Louis-Joseph Cardinal, qui a été pendu ; l’arme de M. Bellerose, qui gravait une ligne sur le manche de son fusil pour chaque Anglais touché — l’arme compte huit lignes — ; la selle du capitaine François Jalbert…

Ça allait mal, au temps de la révolte des patriotes. Les « Canadiens » avaient faim, froid, peur. Ils étaient opprimés par les occupants anglais. Le choléra faisait des ravages. La majorité de la population était analphabète. Les révolutions prennent généralement place à quatre conditions, explique Mylène Bonnier : les gens n’ont pas de toit sur la tête, ils ont faim, ils sont malades et leur vie est en danger.

Les conditions pour la révolution étaient réunies en 1837. Le Parti québécois constate qu’elles le sont moins en 2014. Ça va trop bien pour avoir envie du « pays ».


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