Bernard Émond ou la résistance tragique

Livres 2009 - Arts - cinéma - TV - Internet

«Très jeune, avoue Bernard Émond, j'ai eu quelque chose qui s'approche d'un sentiment tragique de l'existence. J'ai grandi avec le sentiment que le pire pouvait arriver tout le temps.» Aujourd'hui, le cinéaste est habité par une inquiétude devant la crise culturelle et morale qui frappe la société québécoise. «J'ai le sentiment, lance-t-il, de vivre dans une culture qui est en train de s'autodétruire par manque d'intérêt, que ce fonds culturel canadien-français qui informe toute notre culture est en train de se perdre carrément.»
Avec «le cinéma comme outil d'exploration du monde» et avec ses interventions intellectuelles, notamment les chroniques qu'il signe depuis deux mois dans la revue Relations, Émond entend se battre contre «le recul du sens» qui risque d'entraîner la désagrégation de notre identité. «Bien que je sois à peu près certain [que l'indépendance du Québec est] une cause perdue, avoue-t-il, je pense qu'il faut la défendre quand même, parce qu'on n'a pas besoin de croire en la victoire pour résister, et qu'à travers la résistance on fait survivre quelque chose.»
Ces graves propos sont consignés dans La Perte et le Lien. Entretiens sur le cinéma, la culture et la société, un ouvrage dans lequel le cinéaste Simon Galiero rencontre Bernard Émond. Ce dernier y évoque son parcours scolaire et cinématographique, son travail plus récent sur «la trilogie des vertus théologales» et sa réflexion sur la société québécoise. Il témoigne de son engagement artistique et intellectuel, qui s'exprime d'abord par une «attention au monde».
Cinéaste de l'austérité et de la simplicité à la manière des Rossellini, Dreyer, Bergman et Kieslowski, Émond reconnaît porter une grande attention à la forme de ses films, mais refuse d'en faire l'essentiel. À la virtuosité, il préfère le dépouillement. Il va même jusqu'à affirmer que ce qui l'intéresse, «ce n'est pas tant le cinéma que le bien commun, la façon dont on vit notre vie politique, sociale et culturelle». Pour cette raison, ses films explorent moins la psychologie des personnages qu'ils mettent en avant «la discussion à travers un processus narratif d'idées importantes». Ils tentent de «réfléchir au monde qui nous entoure à travers des personnages et une histoire».
En jetant un regard sur son oeuvre, Émond constate qu'elle est dominée par l'idée de la perte (de la mère, du territoire, de la culture traditionnelle canadienne-française, de tout) et, plus récemment, surtout dans la trilogie sur les vertus théologales, par l'idée du lien nécessaire. «Tous ces films, explique-t-il, disent: voilà, s'il n'y a pas de lien avec le passé à travers une filiation et l'acceptation d'un héritage, et s'il n'y a pas de projection vers l'avenir à travers les enfants et la transmission, notre vie n'a plus de sens.»
Ex-gauchiste sans remords, le cinéaste et anthropologue, indépendantiste par instinct depuis toujours, renoue vraiment avec ses racines canadiennes-françaises et québécoises, presque par hasard, à la fin des années 1990. «J'entre, raconte-t-il, à Sainte-Anne-de-Beaupré et je me dis, voilà: ce sont les rituels de ma tribu. C'est chez nous. [...] C'est comme si, à près de 50 ans, je redécouvrais un côté caché de ma vie.» Déjà sensibilisé à la fragilité des cultures par une expérience d'une dizaine d'années dans le Grand Nord québécois, Émond vit alors une épiphanie qui déterminera le sens de sa réflexion subséquente. Non-croyant, il se découvre néanmoins «profondément catholique» sur les plans culturel et éthique. «Ce que je pense de la politique, des injustices sociales, mon rapport à la misère du monde, explique-t-il, ça me vient certainement d'une éducation catholique où l'amour du prochain était plus important que la peur du péché.»
Héritages
Dans cet héritage chrétien, tout comme dans l'héritage marxien qu'il ne renie pas, il retrouve «l'idée d'une révolte nécessaire et d'une véritable radicalité». Le néolibéralisme, qui carbure à la destruction du lien social, et le postmodernisme, porteur d'un relativisme qui rejette la tradition et anesthésie la faculté de discernement, ne peuvent être combattus, selon Émond, que «par la logique du don, du désintéressement, de la pauvreté. Il y a tout ce qu'il faut dans le sermon sur la montagne».
Le fonds culturel canadien-français, défini par sa culture rurale, ses racines paysannes et son héritage catholique, c'était aussi des liens de solidarité, une esthétique du dépouillement et une culture populaire animée par «un pragmatisme des valeurs, quelque chose qui vient de l'expérience commune et qui rend l'expérience commune vivable». Tout en se défendant «de faire l'apologie les yeux fermés de la culture traditionnelle québécoise», qui n'allait pas sans une certaine fermeture d'esprit, Émond constate néanmoins que son effacement s'est fait au profit d'une culture de masse qui condamne au conformisme, du cynisme et de l'anomie, c'est-à-dire «une situation où les valeurs ne guident plus les comportements soit parce qu'elles ont disparu, soit parce qu'elles sont devenues contradictoires et inapplicables». La lutte de libération des baby-boomers, écrit-il, a finalement été «l'avant-garde du néolibéralisme».
Émond, aujourd'hui, se réclame donc d'un conservatisme de gauche, qui souhaite renouer avec la transmission du meilleur d'une tradition tout en gardant le cap sur l'idéal de justice sociale. Au risque de se «faire écharper», le cinéaste plaide pour une indépendance politique qui permettrait aux Québécois d'origine canadienne-française d'être une majorité afin de préserver leur culture. Son analyse de l'état de la culture québécoise actuelle (école, télévision, valeurs) est toutefois si sombre qu'elle décourage au moins autant qu'elle mobilise.
La révolution individualiste, postmoderne diraient d'aucuns, a modifié le rapport à l'autorité et à la tradition pour le meilleur (rejet de la soumission) et pour le pire (refus radical de l'héritage et de la hiérarchisation des valeurs). Or, pour retrouver quelque chose (le meilleur) de cette tradition dans le nouvel esprit du temps qui la nie, il faut repenser le rapport qu'on entretient avec elle sur de nouvelles bases.
Le travail de Bernard Émond est tout entier consacré à cette tâche, et c'est sa grandeur, mais son insistance sur le caractère tragique de la situation, son pessimis-me quoi, le porte à négliger le joyau de l'héritage chrétien, c'est-à-dire l'espérance volontaire.
***
La perte et le lien

Entretiens sur le cinéma, la culture et la société

Simon Galiero rencontre Bernard Émond

Médiaspaul

Montréal, 2009, 176 pages


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé

-->