Essai québécois

Trudeau contre Lévesque : qui a gagné ?

Léon Dion disait de Trudeau qu'il avait été «l'intellectuel le plus fascinant et le plus décevant des années cinquante »

Livres 2009 - Arts - cinéma - TV - Internet

Encore des livres sur Pierre Elliott Trudeau et René Lévesque? Pourquoi pas, surtout s'ils sont l'oeuvre de deux romanciers canadiens renommés, l'un anglais et l'autre français, qui n'ont pas l'habitude d'arpenter le territoire politique.
Après tout, s'il est vrai que les hommes, une fois morts, ne changent plus, il est tout aussi évident que notre regard sur eux, lui, ne cesse d'évoluer au gré de la conjoncture. Au surplus, il est loin d'être inintéressant de découvrir le point de vue canadien sur deux grands Québécois sélectionnés par John Saul pour figurer au panthéon des «Extraordinary Canadians», selon le titre de cette collection dans laquelle ces ouvrages paraissent en version anglaise.
La rébellion sans risques
«Trudeau, écrit le romancier ontarien Nino Ricci, projetait une impression d'aventure et de changement, même lorsqu'il réaffirmait l'ordre des choses. La rébellion sans risques. Une rébellion toute canadienne. Autrement dit : il nous a appris à être nous-mêmes, mais avec classe.» Il faut, bien sûr, être canadien-anglais pour prononcer un tel jugement. Au Québec, s'il fut populaire à une certaine époque, Trudeau, aujourd'hui, suscite plus de grincements de dents que d'élans de reconnaissance.
Nino Ricci le sait, lui qui écrit que 1982 marque un tournant trouble dans l'histoire du Canada. Trudeau, en 1980, avait promis des changements constitutionnels au Québec. Il a, deux ans plus tard, «manqué à sa parole», en imposant aux Québécois une Charte des droits et libertés dont l'« approche universaliste et individualiste» menace la différence québécoise. Aussi, si «ce grand adversaire du nationalisme» est salué par les Canadiens anglais auxquels il a donné «un sens de l'identité nationale que leur convenait enfin», il demeure perçu, au Québec, avec raison, comme l'homme du fédéral, insensible à la protection de la culture des siens.
Léon Dion disait de Trudeau qu'il avait été «l'intellectuel le plus fascinant et le plus décevant des années cinquante ». Nino Ricci semble en penser autant de l'homme politique. Les paradoxes de Trudeau -- le Canadien français anglophone, l'ancien nationaliste réactionnaire métamorphosé en pape du fédéralisme fonctionnel, l'homme de raison passionné, le catholique qui décriminalise la sodomie -- le fascinent, mais l'ensemble de l'oeuvre le déçoit. Ricci avoue n'avoir «évidemment jamais voté pour Trudeau», mais avoir « toujours senti sa présence derrière [lui]».
Le biographe fait joliment le tour de son personnage (son père, canadien-français et exubérant, sa mère, british et snob, ses études, ses voyages, l'époque Cité libre, sa pénible expérience maritale, sa carrière politique) et s'arrête plus longuement sur certains moments de crise. Les pages qu'il consacre à Octobre 1970 présentent une profonde ambivalence. Ricci souligne les abus de la Gendarmerie royale du Canada et écrit que Tommy Douglas a eu raison de s'opposer à la proclamation des mesures de guerre, pour ensuite affirmer que Trudeau «a agi de bonne foi», a «fait moins preuve de bravade que d'intégrité et de retenue», «ne nous a pas fait honte aux yeux du reste du monde et a su appréhender correctement la gravité de la situation». Une chose et son contraire.
Neuf ans après sa mort, Trudeau, remarque Ricci, soulève encore les passions, «comme si nous avions des choses à régler avec lui». Ricci a beau définir le Québec actuel comme une société «économiquement viable, plutôt à gauche et offrant pratiquement les meilleures conditions de vie au monde [...] et tout ceci, ajoute-t-il, sans statut ni pouvoirs particuliers, sans même avoir signé la Constitution, à l'intérieur du carcan, certes inconfortable mais familier, de la fédération», les Québécois restent nombreux à souhaiter en finir avec le Canada de Trudeau dans lequel ils ne se sont, et pour cause, jamais reconnus. Trudeau, contrairement à ce que conclut Ricci, n'a pas gagné.
Lévesque, le nationaliste
Rédigée dans une prose rythmée, nerveuse et parfois encline à l'ironie, la petite biographie que le romancier franco-ontarien Daniel Poliquin consacre à René Lévesque a des allures d'essai politique. Très critique à l'égard du souverainisme actuel qu'il assimile à un conformisme, le biographe donne presque raison à ceux qui doutent des convictions indépendantistes de Lévesque, présenté ici comme un «démocrate viscéral», partisan d'un nationalisme «strictement québécois, fondé sur un réalisme qui devait bien peu au mépris et tout à l'espoir d'une reconfiguration de l'ordre politique canadien».
Poliquin parle donc d'un sain «nationalisme minoritaire» auquel auraient aussi adhéré... Jean Chrétien et Stéphane Dion! Or, si on peut accepter de distinguer le souverainisme-associationnisme de Lévesque de l'indépendantisme d'un Bourgault, on voit très mal ce qui rapproche le premier du trudeauisme des seconds. On veut bien que Poliquin s'essaie à désamorcer la position de Lévesque, mais il y a des limites à tout confondre. Le fondateur du Parti québécois, c'est vrai, souhaitait une entente avec le Canada, mais pas au prix de l'abdication.
Poliquin vise plus juste quand il explique que, là où Trudeau voulait «soustraire l'individu à la tyrannie du groupe», Lévesque pensait que «si on libère le groupe, l'individu se libérera tout seul». Encore faut-il que le groupe en question ressente le besoin de se libérer. Or, selon Poliquin, si le Québec a raison de revendiquer «l'égalité, la justice, le bien des siens sans nuire à autrui», il aurait tort de choisir, pour ce faire, la rupture avec le Canada, puisque «pas un Québécois ne peut affirmer, sans faire rire de lui, que la Constitution et la charte de Trudeau ont gâché sa vie ou l'ont empêché d'avancer».
Poliquin, en écrivant que «droits individuels et collectifs coexistent désormais en paix», suggère que Trudeau et Lévesque ont, d'une certaine façon, tous les deux gagné. Pourtant, devant le malaise national qui persiste, force est de conclure que le romancier prend sa fiction pour la réalité.
louisco@sympatico.ca
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Pierre Elliott Trudeau
Nino Ricci
Traduit de l'anglais par Alexandre Sanchez
Boréal
Montréal, 2009, 210 pages
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René Lévesque
Daniel Poliquin
Boréal
Montréal, 2009, 210 pagess


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