Alors que l’affaire SNC-Lavalin paraissait s’essouffler, elle a repris de plus belle lundi, alimentée par le départ du greffier du Conseil privé, Michael Wernick, et la décision de Justin Trudeau de demander à une ancienne ministre libérale de le conseiller sur les améliorations à apporter aux façons de faire de son gouvernement. Loin d’apaiser l’opposition, cette nomination n’a que ravivé les railleries.
Le premier ministre a annoncé à la période de questions qu’il nommait Anne McLellan pour étudier les « questions soulevées » par l’affaire SNC-Lavalin. Mme McLellan devra déterminer s’il est encore approprié de faire occuper par une seule et même personne les postes de ministre de la Justice et de procureur général. L’une de ces fonctions est politique alors que l’autre exige une stricte neutralité afin de protéger l’indépendance judiciaire. Mme McLellan analysera aussi les pratiques en vigueur en matière d’interactions entre ce ministre bicéphale et le personnel politique et les fonctionnaires.
Mme McLellan a été ministre sous les premiers ministres libéraux Jean Chrétien et Paul Martin de 1993 à 2006, notamment à la Sécurité publique, à la Santé et à la Justice. Femme de confiance à la réputation solide, elle a même servi comme vice-première ministre. C’est à elle que le gouvernement de Justin Trudeau avait confié la tâche de faire des recommandations sur la légalisation de la marijuana.
Mais l’opposition a jugé cette nomination comme étant hautement partisane. Des hauts cris et des rires sarcastiques ont fusé dès que M. Trudeau en a eu fait l’annonce. « Et voilà ! Des libéraux enquêteront sur des libéraux pour aller au fond de cette affaire », s’est exclamé le chef conservateur, Andrew Scheer. « Sheila Copps n’était pas disponible ? » a-t-il raillé. Son député Mark Strahl est allé plus loin en rappelant que Mme McLellan avait servi dans le même cabinet que Ralph Goodale, Dominic LeBlanc et Lawrence MacAulay, qui sont tous encore au cabinet aujourd’hui. « Elle a été ministre pendant le scandale libéral des commandites. Ça fera disparaître cette histoire ? »
Le chef du NPD, Jagmeet Singh, qui faisait son entrée à la Chambre des communes lundi, a lui aussi utilisé cette ligne d’attaque. « Je ne comprends pas comment les libéraux peuvent penser qu’il soit sensé de nommer une ministre de l’époque du scandale des commandites pour gérer le scandale actuel. Je ne sais pas qui fait leur stratégie de communication. » Il estime que ce rôle devrait revenir à un juriste indépendant, par exemple un ancien juge, pas quelqu’un « qui tient un cocktail de financement » pour le Parti libéral.
L’opposition a profité de l’occasion pour réitérer sa demande voulant que l’ancienne ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould comparaisse à nouveau en comité parlementaire. Le comité traitera cette demande mardi, alors que les projecteurs seront plutôt braqués sur le dépôt du budget.
Mme Wilson-Raybould a déjà livré un témoignage de plus de trois heures et demie, et c’est elle-même qui a suggéré d’y mettre un terme en constatant le côté répétitif des questions des députés. Mais l’opposition estime que le décret l’autorisant à parler est trop restrictif, car il ne lui permet pas de discuter de ce qui est survenu après qu’elle a perdu le poste de ministre de la Justice. En coulisses, le gouvernement fait valoir que cela n’est pas pertinent puisqu’elle n’était plus en position de décider. Mme Wilson-Raybould a refusé de parler de la conversation qu’elle a eue avec M. Trudeau avant sa rétrogradation, une information qui permettrait peut-être de comprendre pourquoi elle a accepté de demeurer au cabinet. Le décret l’autorise pourtant à en parler.
Mme Wilson-Raybould a allégué avoir fait l’objet, l’automne dernier, de pressions « inappropriées » de la part de l’entourage de M. Trudeau et du greffier du Conseil privé afin qu’elle intervienne pour que la directrice des poursuites pénales (DPP) suspende les accusations criminelles de corruption contre SNC-Lavalin et négocie plutôt une entente de réparation. Mme Wilson-Raybould a toutefois soutenu qu’aucun geste illégal n’avait été commis. Les accords de poursuite suspendue sont permis en droit canadien depuis septembre et la Loi sur le directeur des poursuites pénales, rédigée par les conservateurs en 2006, permet au ministre de donner des instructions au DPP.
Un autre départ
Le greffier du Conseil privé a pour sa part causé la surprise en annonçant son départ hâtif à la retraite. Michael Wernick rappelle qu’en vertu de la nouvelle loi visant à contrer l’interférence étrangère en période électorale, il aurait eu un rôle de surveillance à jouer cet automne.
« Il est maintenant apparent qu’il m’est impossible d’avoir une relation de confiance et de respect mutuel avec les chefs des partis d’opposition », écrit Michael Wernick dans sa lettre adressée au premier ministre. « Il est essentiel que durant la période électorale, le greffier soit considéré par tous les partis politiques comme étant impartial, surtout dans un contexte où de l’interférence étrangère aurait eu lieu. »
M. Wernick a comparu à deux reprises en comité parlementaire concernant l’affaire SNC-Lavalin. Il a soutenu n’avoir eu aucun geste déplacé à l’endroit de Mme Wilson-Raybould. « Je n’ai pas tenté de l’influencer […], je n’ai suggéré aucune conséquence pour elle et je n’ai fait aucune menace. »
Cependant, il a fait des digressions étonnantes — en soutenant par exemple que l’acrimonie du débat politique actuel au Canada était telle qu’elle pourrait conduire à un assassinat pendant l’élection — qui ont amené l’opposition à l’étiqueter comme partisan. Il s’en est défendu en rappelant avoir servi cinq premiers ministres de deux formations politiques différentes, mais rien n’y a fait.
Selon l’opposition, son départ prouve que l’affaire SNC-Lavalin est plus grosse encore. « C’est le quatrième départ dans la foulée de cette affaire-là. Il se passe vraiment quelque chose de gros au cabinet du premier ministre », a soutenu le député conservateur Luc Berthold.
Joyce Murray au Conseil du Trésor
Pour son troisième remaniement ministériel en trois mois, Justin Trudeau a opté pour la simplicité : il a fait accéder au cabinet la députée Joyce Murray en remplacement de la démissionnaire Jane Philpott au Conseil du Trésor, évitant ainsi tout nouveau jeu de chaises musicales. Mme Murray a été ministre provinciale en Colombie-Britannique de 2001 à 2005. Elle s’était auparavant fait connaître grâce à une entreprise de reboisement (Brinkman and Associates Reforestation) qu’elle et ses amis ont fondée et qui est devenue incontournable dans la province. Mme Murray est entrée à la Chambre des communes en 2008. En 2012, elle s’était présentée à la chefferie du Parti libéral du Canada et était arrivée en deuxième place, très loin derrière M. Trudeau, avec à peine 10 % des voix. L’arrivée de Mme Murray rétablit la parité au Conseil des ministres, qui compte maintenant 17 femmes et autant d’hommes, auxquels s’ajoute M. Trudeau.