Affaire Bernier: un trou de cinq semaines

L'opposition veut savoir si des secrets d'État ont pu être divulgués

"L'affaire Maxime Bernier"


Ottawa -- Cinq semaines un peu trop mystérieuses. Au lendemain des révélations de Julie Couillard concernant son ex-conjoint, le ministre déchu Maxime Bernier, les partis d'opposition à Ottawa ont réclamé des explications sur le temps qu'a mis la dame à restituer les documents gouvernementaux laissés chez elle.
La colline parlementaire fédérale était survoltée, hier, au lendemain de la démission fracassante de celui qui fut un temps considéré comme le dauphin du premier ministre Stephen Harper. Mais loin de calmer le jeu, la sortie de cabinet de M. Bernier a relancé toutes les conjectures sur les menaces potentielles posées à la sécurité nationale par ses fréquentations louches. Une enquête indépendante, en plus de la «révision» promise par le ministère des Affaires étrangères, est réclamée.
Les partis d'opposition doutent de la version officielle voulant que ce ne soit que dimanche que
M. Bernier a su qu'il avait oublié en avril des documents classés secrets chez son ex-copine, Julie Couillard, et qu'il n'en aurait informé son chef que le lendemain après-midi. Le Parti libéral, en particulier, sait par son passage au pouvoir que de tels documents sont souvent numérotés et étroitement surveillés. Le ministre qui les sort du bureau doit régulièrement rendre des compte à son entourage sur ce qu'il en fait.
Invité à le faire par le député bloquiste et ancien ministre péquiste responsable de la lutte contre le crime organisé, Serge Ménard, le ministre Peter Van Loan a déclaré solennellement que «le bureau du premier ministre n'a eu aucune information au sujet des documents avant hier [lundi]».
En entrevue au réseau TVA, Mme Couillard affirme que les documents gouvernementaux exposant la position canadienne face à l'OTAN en vue du sommet tenu à Bucarest ce printemps ont été laissés chez elle vers la mi-avril. Elle s'est dite «paniquée» d'avoir de tels documents à la maison, si bien qu'elle a contacté un avocat pour savoir quoi en faire. C'est ce dernier qui aurait très récemment restitué à l'État canadien les précieuses feuilles. Il se serait donc écoulé environ cinq semaines. Ce délai inquiète le député libéral Denis Coderre. «Quels gestes concrets ont été posés pour s'assurer que ces documents n'ont pas été photocopiés et distribués au crime organisé?»
Alors qu'il se trouvait à Paris pour son voyage officiel qui le mène justement dans quatre pays membres de l'OTAN, Stephen Harper a été interrogé sur ce point et s'est fait rassurant. «Nous n'avons aucune information indiquant que des documents ont circulé. Les documents ont été retournés au gouvernement du Canada. [...] Pour l'instant, nous n'avons aucune information suggérant que des secrets ont été découverts et que nos alliés ont des raisons de s'inquiéter.» Le premier ministre a affirmé qu'aucun des alliés du Canada membres de l'OTAN n'avait manifesté son inquiétude.
M. Coderre veut savoir comment M. Harper pouvait être si confiant. «Est-ce que le premier ministre est rassuré parce qu'il a eu la transcription des conversations captées par le micro que vous avez posé?» Il faisait référence au micro qui, à ce que prétend Mme Couillard, aurait été posé à son insu dans son sommier. Est-ce vrai, et si oui, qui l'a posé? Là encore, la question était sur toutes les lèvres à Ottawa. La Gendarmerie royale du Canada (GRC)? Le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS)? Ou les Hells Angels eux-mêmes, pour qui Mme Couillard n'est pas une étrangère, ayant dans le passé fréquenté deux hommes qui gravitaient dans ce milieu? Encore là, Stephen Harper a répondu qu'il n'avait «aucune raison de croire que c'est vrai» et a martelé que le gouvernement canadien ne faisait pas ce genre de surveillance.
Le doute concernant la sécurité de Mme Couillard est d'autant plus grand qu'on ignore où elle travaille et pour qui. En effet, les Investissements Kevlar ont émis un communiqué de presse, hier, affirmant que «Julie Couillard n'est pas une employée d'Investissements immobiliers Kevlar et ne l'a jamais été». Le communiqué rappelle que, comme le prévoit la loi, une agente immobilière affiliée doit faire chapeauter ses transactions par un courtier immobilier pour en assurer la conformité. «C'est ce que Kevlar aurait fait si la situation s'était présentée, mais Mme Couillard n'a réalisé aucune transaction pour le compte de Kevlar. Julie Couillard n'a pas et n'a jamais eu de bureau dans les locaux d'Investissements immobiliers Kevlar, ce qui explique que les employés de l'entreprise ne la connaissent pas.»
Lundi encore, Mme Couillard affirmait en entrevue être agente immobilière. Le site Internet de l'Association des courtiers et agents immobiliers du Québec (ACAIQ) ne lui associe aucun autre employeur potentiel que Kevlar. «Est-ce qu'elle est un prête-nom?», s'est demandé le député Coderre. Le Devoir révélait cette semaine que Mme Couillard a fondé une entreprise spécialisée dans la sécurité des aéroports et qu'elle avait déjà tenté d'obtenir des contrats dans les aéroports canadiens. Le ministre de la Sécurité publique a affirmé à cet égard, en réponse au Bloc québécois, que toutes les entreprises faisant de telles offres devaient se soumettre à des vérifications.
Pour clarifier toutes ces zones d'ombre, le Bloc québécois demandera au comité de la Sécurité publique de tenir des audiences et de convoquer Mme Couillard pour qu'elle réponde, cette fois, à toutes les questions sous serment. Le chef libéral Stéphane Dion réclame une enquête soit du Parlement, soit de la GRC.
Harper critiqué
Il a été impossible de savoir hier où se trouvait Maxime Bernier. À son bureau de circonscription, on nous renvoyait à Ottawa, où il a été impossible de parler à quiconque. Le message sur le répondeur du bureau parlementaire du député n'avait pas encore été modifié et invitait encore les gens à téléphoner à son bureau de ministre. Il n'était pas à la Chambre des communes non plus.
À la Chambre des communes, c'est surtout le jugement du premier ministre, qui a défendu Maxime Bernier jusqu'au bout, qui a été vertement critiqué. «Cinq heures avant que le ministre des Affaires étrangères ne démissionne, a rappelé le chef libéral, Stéphane Dion, le premier ministre a dit: "Je ne prends pas ces sujets au sérieux." En effet, il n'a pas pris ce sujet au sérieux, et cela révèle le déconcertant manque de jugement du premier ministre.»
Le gouvernement conservateur répète par ailleurs que la démission de M. Bernier n'a rien à voir avec le passé trouble de Julie Couillard. «Il importe peu que les documents aient été laissés dans un restaurant, chez un ami ou chez Mme Couillard, a lancé Peter Van Loan. C'était une grave erreur et le ministre a démissionné.»
Le départ de M. Bernier réduit le poids du Québec au sein du cabinet conservateur. Plus que quatre ministres en proviennent. À Québec, le premier ministre Jean Charest -- lui-même issu de la famille conservatrice -- s'est contenté d'affirmer que c'était «triste» pour M. Bernier. De son côté, la ministre des Finances, Monique Jérôme-Forget, s'est montrée plus loquace en soulignant la «position extrêmement problématique» de M. Bernier au regard de sa carrière politique. «Il a dû tirer la ligne lui-même» compte tenu du fait qu'il a oublié «des documents confidentiels chez une chérie qui, manifestement, n'est plus une chérie et qui a décidé de donner le document à une firme d'avocats.» La ministre est même allée plus loin en affirmant qu'«il est clair que cette personne-là a utilisé ce document pour mettre le ministre dans l'embarras». Pour le leader parlementaire de l'opposition officielle, Sébastien Proulx, c'est le poids politique du Québec qui vient de diminuer à Ottawa avec la démission de M. Bernier.
Avec la collaboration de Robert Dutrisac et Christian Rioux


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