25 ans de dictature des juges

17 avril 1982 - la Loi sur le Canada (rapatriement)

Le 25e anniversaire de la promulgation de la Charte des droits et libertés fédérale est célébré comme une avancée spectaculaire de la démocratie. Mais, en fait, l'adoption de la Charte a entraîné une importante judiciarisation et une américanisation de la politique canadienne dont nous commençons à peine à mesurer les conséquences.
Une conception imposée aux pays vaincus
Avec la Charte, nous sommes passés d'une conception britannique de la démocratie, avec la souveraineté absolue du Parlement, à une conception américaine où dominent le Bill of Rights et la Cour suprême. Nous ne sommes pas les seuls à nous être engagés dans cette voie. En fait, dès le lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis ont imposé directement des constitutions assorties de chartes aux pays vaincus - l'Allemagne et le Japon - et indirectement aux pays européens comme la France et l'Italie.
La promotion des libertés individuelles, associées aux Chartes des droits, a été au coeur de l'offensive idéologique des États-Unis contre les pays communistes tout au long de la Guerre froide. Aujourd'hui encore, c'est au nom de la liberté et des droits individuels que les Américains interviennent en Irak et en Afghanistan.
La popularité de ces idées s'est développée au rythme des victoires militaires américaines et de la machine de propagande hollywoodienne. Le Canada n'y a pas fait exception.
Le Bill of Rights contre la «tyrannie de la majorité»
Le Bill of Rights a vu le jour à la fin du 18e siècle dans un pays où le cinquième de la population était réduit en esclavage et a donné à ce phénomène force de loi. Dans l'esprit des Pères de la Constitution américaine, il avait pour but, non pas une plus grande démocratisation, mais de défendre les intérêts de la classe dominante contre les tendances «nivellatrices» de la démocratie.
Alors qu'en Europe le cens électoral «protégeait» les bien nantis du suffrage universel, il n'était pas des plus utile aux États-Unis où la plus grande menace venait des petits fermiers endettés auxquels leurs maigres ressources donnaient le droit de vote et la possibilité de contrôler les assemblées locales. Il est vite apparu nécessaire de protéger les droits de propriété des banques et des autres grandes institutions capitalistes par un appareil judiciaire dont les membres étaient nommés à vie et qui possédait le pouvoir de renverser toute loi qui les violerait.
Avec l'élargissement du suffrage universel, les pays anglo-saxons ont progressivement eu recours aux chartes des droits et aux tribunaux pour remplacer les institutions non électives déconsidérées, comme la Chambre haute (sénat, conseil législatif) et les institutions monarchiques (gouverneur général, lieutenant-gouverneur), afin de constituer un rempart contre la «tyrannie de la majorité».
Avec les chartes, on invoque la «primauté du droit», l'indépendance et l'impartialité des tribunaux, le triomphe de la raison sur la passion. Mais, dans les faits, on instaure la «primauté des juges», inamovibles, issus de la classe dominante, nommés pour des considérations partisanes et qui n'ont de comptes à rendre à personne. Et cela nous est présenté comme plus démocratique que la démocratie parlementaire !
Les meilleurs amis des politiciens sont-ils des juges?
Une note de service secrète, établissant la stratégie fédérale lors du rapatriement de la Constitution en 1981, nous apprend que le gouvernement Trudeau comptait neutraliser les politiciens qui s'y opposaient en faisant valoir que «les Canadiens préfèrent que leurs droits soient défendus par des juges plutôt que par des politiciens».
Dans son livre sur la judiciarisation du politique (1) auquel nous faisons de larges emprunts, Michael Mandel démontre comment les politiciens, tant de droite que de gauche, ont contribué à cet état de fait. Les politiciens de droite ont recours aux tribunaux pour ne pas avoir à consulter la population ou pour se débarrasser d'une question dont ils ne peuvent tirer aucun parti.
Quand aux politiciens de gauche, imités par les syndicats et les groupes de pression, ils sont fascinés par les tribunaux. Les médias s'intéressent immédiatement à leur cause et, comme le souligne Mandel, «la forme du discours judiciaire laisse croire qu'il est possible de revivre l'histoire de David contre Goliath».
Bien entendu, c'est plus facile que d'organiser des campagnes publiques - dont les médias ne parleront pas - ou de créer un syndicat ou une organisation politique. Mais, ce faisant, ils s'illusionnent et contribuent à légitimer le système en place.
Le temps du nonobstant est révolu
Vingt-cinq ans de Charte des droits n'ont pas réduit les inégalités sociales au Canada, ni la discrimination nationale et linguistique. Cependant, la Charte et son discours axé sur les «libertés individuelles» ont réussi à discréditer toute référence ethnique ou de classe.
Jusqu’à tout récemment, quiconque soulevait l'aspect «ethnique» de la question nationale était disqualifié d'entrée de jeu. Le mot «ethnique» était associé à «nettoyage ethnique» ou «purification ethnique». Jacques Parizeau a été forcé de démissionner pour avoir parlé de «votes ethniques». Lucien Bouchard avouait qu'il ne pourrait «se regarder dans le miroir» s'il modifiait la loi 101 de façon favorable aux francophones et a quitté la politique suite à l'affaire Michaud.
Avec le débat sur les accommodements raisonnables, la question «ethnique» a refait surface et il est intéressant de noter que la critique a pris pour cible la loi sur le multiculturalisme, la Charte des droits et la Cour suprême.
Mais il demeure aujourd'hui impensable qu'un premier ministre du Québec puisse invoquer la «clause nonobstant» pour soustraire le Québec à un jugement de la Cour suprême sur une question linguistique comme Robert Bourassa l'a fait à la fin des années 1980 sur la question de l'affichage.
Plus dramatique encore, un important courant du mouvement nationaliste a intériorisé le discours «chartiste» au point d'accoucher d'un «nationalisme civique» d'où est expurgée toute référence ethnique et dont la pierre angulaire est précisément la Charte des droits !!!
Il faut mettre fin à cette attitude de colonisés et avoir le courage de soumettre à la critique le discours «chartiste» et la dictature des juges. Les libertés individuelles sont certes précieuses et fondamentales, mais les individus n'existent pas en dehors de leur nationalité et de leur classe sociale. Aussi, le contrôle judiciaire ne peut être démocratique que dans la mesure où les droits nationaux sont pleinement reconnus et respectés, et que le pouvoir est exercé par la majorité de la population.
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1. Michael Mandel, La Charte des droits et libertés et la judiciarisation du politique au Canada, Boréal, 1996.
Cet article a été publié, il y a cinq ans, lors du 20e anniversaire de la Charte. Quelques ajouts y on été apportés pour tenir compte du débat sur les accommodements raisonnables. Nous sommes heureux de constater que de plus en plus de personnes partagent aujourd’hui la critique qui y est formulée.
L'aut'courriel n° 228, 15 avril 2007


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