EXTRAIT
Just watch me. Cette phrase de Pierre Trudeau, qui signifie à la fois “regardez-moi aller” et “vous n’avez encore rien vu”, fut prononcée pendant la crise d’octobre, alors que des soldats gardaient les bâtiments fédéraux mais avant que les droits et libertés des citoyens ne soient suspendus. Elle résume l’homme, son attitude, son action.
Le rôle que Pierre Trudeau a joué dans l’imposition des mesures de guerre est central. Il prend d’autant plus de relief que le personnage, avant et après la crise d’octobre, s’est présenté comme un grand défenseur des droits. Il est aujourd’hui considéré, surtout outre-Outaouais, comme le père de la Charte canadienne des droits et libertés, donc comme un modèle de rectitude.
Nous avons vu dans le premier billet de cette série que l’initiative de réclamer la présence de l’armée dans les rues du Québec et la suspension des libertés venait, politiquement, d’un Robert Bourassa beaucoup plus froid et déterminé qu’il le laissait croire.
Cela ne disculpe en rien celui qui avait la capacité de dire non à la demande exorbitante du premier ministre québécois. En fait, les éléments maintenant connus du dossier démontrent que, s’il est précédé par Bourassa dans la course à la négation des droits, Trudeau n’en devient pas moins le partisan actif, celui sans lequel rien de tel ne se serait produit.
Le contexte
Loin d’arriver comme un coup de tonnerre dans un paysage calme, octobre 1970 se déroule dans un contexte international agité et violent, y compris en Occident. Mai 68 a mis la France sens dessus-dessous, les étudiants sont dans la rue partout en Europe. Aux États-Unis la décennie précédente a été jalonnée par les assassinats de John et Bobby Kennedy, Martin Luther King et Malcolm X, ces deux derniers événements déclenchant de graves émeutes dans plusieurs grandes villes américaines.
Comme le rappelle l’ex-ministre de Trudeau, Eric Kierans, au cours des deux seules années précédant immédiatement Octobre, les mouvements extrémistes aux États-Unis avaient fait exploser 4 500 bombes, provoquant 43 morts et 384 blessés. “A New York, écrit-il, on comptait en moyenne un attentat à la bombe tous les deux jours.” Pourtant, nulle part les autorités n’avaient jugé bon de suspendre les droits et libertés de tous les citoyens. Nulle part, sauf au Canada.
Il est risible, en bonne compagnie, de comparer Pierre Trudeau et Richard Nixon, en faveur de ce dernier. Pourtant, la paranoïa de Nixon face à la présence d’agents soviétiques parmi les manifestants pacifistes ne l’a pas poussé à suspendre les droits. Dans le rapport de presse matinal qui l’informe de la décision de Trudeau, il griffonne en marge: “surveillez la presse, ils vont défendre leur ami ‘de gauche’ Trudeau!”
Ce même jour, un journaliste demande au ministre de la Justice de Nixon, le dur de dur John Mitchell, si une telle décision pourrait être prise aux États-Unis face à la vague d’attentats des Black Panthers et autres groupes violents. “Jamais !” répondit-il.
Le Trudeau pré-Octobre est prédisposé à ne pas faire de distinction entre ses ennemis nationalistes “légaux”, le PQ, et illégaux, le FLQ. On sait maintenant, grâce à la commission fédérale McDonald, comment, à la fin des années 60, le premier ministre libéral a ordonné aux services spéciaux de la Gendarmerie Royale du Canada d’enquêter sur « le mouvement séparatiste » au grand complet. Le directeur général de la section « Sécurités et renseignements » de la GRC, John Starnes, allait témoigner que Pierre Trudeau avait formellement invité la GRC à « fournir un rapport détaillé sur la situation actuelle du séparatisme au Québec, sur l’organisation, les effectifs, les rapports avec d’autres mouvements, la stratégie et les tactiques apparentes ainsi que les influences qui s’exercent de l’étranger ».
Starnes avait remis à Trudeau un rapport faisant la liste de 21 organisations québécoises « susceptibles de provoquer des affrontements violents avec les autorités ». Premier sur la liste : le Parti Québécois, une organisation démocratique dirigée par un ancien ministre libéral que Trudeau connaissait bien et tutoyait, René Lévesque. Starnes rapporte que Trudeau trouva que le rapport était du « maudit bon travail ».
Dans un document écrit en 1969, Trudeau identifiait «le séparatisme» comme la principale menace contre l’État canadien. (Dans ses mémoires, en 1993, il écrit encore: «Les démocraties doivent en permanence se garder contre les forces de dissolution lorsqu’elles se manifestent.»)
La GRC comprit donc qu’elle devait traiter le PQ comme s’il s’agissait du KGB, l’espionner, l’infiltrer, lui voler (après 1970) sa liste de membres. Trudeau écrit sans rire: «Quand certains policiers en ont conclu qu’il fallait espionner l’activité globale du Parti québécois, ils se sont trompés.» Ce n’est pas la version du directeur de la GRC de l’époque, John Starnes.
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Pour lire la suite
Octobre 70 – Le club des liberticides:
2) Pierre Trudeau
Crise d'Octobre '70 - 40e anniversaire
Jean-François Lisée297 articles
Ministre des relations internationales, de la francophonie et du commerce extérieur.
Il fut pendant 5 ans conseiller des premiers ministres québécois Jacques Parizeau et Lucien Bouchard et un des architectes de la stratégie référendaire qui mena le Québ...
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Ministre des relations internationales, de la francophonie et du commerce extérieur.
Il fut pendant 5 ans conseiller des premiers ministres québécois Jacques Parizeau et Lucien Bouchard et un des architectes de la stratégie référendaire qui mena le Québec à moins de 1% de la souveraineté en 1995. Il a écrit plusieurs livres sur la politique québécoise, dont Le Tricheur, sur Robert Bourassa et Dans l’œil de l’aigle, sur la politique américaine face au mouvement indépendantiste, qui lui valut la plus haute distinction littéraire canadienne. En 2000, il publiait Sortie de secours – comment échapper au déclin du Québec qui provoqua un important débat sur la situation et l’avenir politique du Québec. Pendant près de 20 ans il fut journaliste, correspondant à Paris et à Washington pour des médias québécois et français.
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