Une tête à Papineau - Éva Circé-Côté

«Les insoumis, écrit-elle en 1920, sont les vrais libérateurs.»

Livres - revues - 2010



Éva Circé-Côté, libre-penseuse 1871-1949
o Andrée Lévesque

o Éditions du Remue-Ménage

o Montréal, 2010, 478 pages
Sous le grand chapiteau de l'histoire, la place accordée aux femmes demeure étroite. Pourquoi ne nous parle-t-on jamais chez nous, par exemple, d'Éva Circé-Côté (1871-1949)? Moderne, féministe, antiraciste, descendante en ligne directe de l'esprit des révolutionnaires de 1837-1838, cette femme de feu, tout à fait exceptionnelle, demeure injustement dans son coin d'ombre. À l'historienne Andrée Lévesque revient l'immense mérite d'enfin nous la faire mieux connaître grâce à une riche biographie qui, pour quiconque s'intéresse à la marche des idées, constitue une lecture vraiment incontournable.
Peu douée à l'école des soeurs de Lachine pour la couture, tenue tel un enseignement fondamental pour les jeunes filles, Éva Circé montre en revanche d'excellentes aptitudes en français et, bientôt, une soif de lectures qui l'encourage à meubler les formes du langage d'idées nouvelles et généreuses. Elle a la vingtaine lorsqu'elle approche les poètes et les artistes de Montréal, tous des hommes qui se réunissent alors dans des cercles fermés.
Éva se fait journaliste. Comme beaucoup de ses collègues de l'époque, elle publie sous un pseudonyme. Pour ses lecteurs, elle est connue le plus souvent, au début de sa carrière, sous le nom de Colombine et, plus tard, sous celui de Julien Saint-Michel, un nom emprunté à son grand-père. Elle collabore entre autres aux Débats, au Monde illustré, à L'Avenir, au Monde ouvrier. Elle va même lancer, de son propre chef, une feuille éphémère, baptisée L'Étincelle, qui sera ouverte à des amis poètes, comme Émile Nelligan.
À ceux qui affirment que le journalisme n'est pas pour les femmes, elle répond que c'est pourtant le «plus doux métier» et que, au fond, il est préférable à celui qui consiste à «user sa patience et ses nerfs à inoculer du français, de l'arithmétique ou de l'harmonie dans le sang lourd et paresseux de bambins mal élevés ou méchants»...
Le jugement d'Éva, affirment les frères Gaston et Louvigny de Montigny, ses premiers éditeurs, est «peu féminin». Entendez par là qu'elle ne se plie pas aux exigences imposées aux femmes dans une société contrôlée par des hommes. Les frères de Montigny s'empressent d'ajouter, visiblement heureux de ce trait de caractère, que sa plume ne peut que surprendre dans un pays où les jeunes filles sont formées avec des préjugés, sous le couvert d'hypocrisies mondaines qui tiennent lieu d'éducation.
Éva se marie à un jeune médecin, Pierre-Salomon Côté, connu pour être au service des pauvres autant que des idées avant-gardistes. Il est ouvertement franc-maçon, ce qui suffit déjà à le mettre au ban de la bonne société. Malade, le jeune médecin meurt. Il a 33 ans. Pour tout héritage, Éva hérite d'une petite fille prénommée Ève. Au côté de ce mari passionné par l'idée de progrès, Éva aura au moins eu le temps d'explorer plus avant ses convictions personnelles.
Selon les voeux de son mari, elle l'enterre à l'abri des rites de l'Église, après avoir fait incinérer son corps, ce qui à l'époque apparaît furieusement révolutionnaire. Cette insoumission provoque un véritable scandale public qui lui vaut, entre autres choses, une diminution de salaire comme bibliothécaire de la Ville!
Dans ses chroniques, qui ne sont pas sans rappeler celles d'Arthur Buies, lequel sera son voisin et ami, elle porte la flamme du progrès, parfois jusqu'à être aveuglée par cette lumière. Ainsi, la guerre de 1914 lui apparaît d'abord comme un moyen d'éliminer la misère humaine et d'encourager les forces du progrès dans une croissance illimitée... L'horreur des champs de bataille et la lecture, notamment, du Feu d'Henri Barbusse la font vite déchanter. Elle sera aussi très enthousiaste au début envers la Révolution russe de 1917, avant de se replier, critiquant les abus des révolutionnaires soviétiques, dans un socialisme qui la conduit, en bout de course, à l'expression d'un libéralisme radical, celui d'une libre-penseuse dans la droite ligne des rouges du XIXe siècle.
Éva Circé-Côté s'intéresse tout particulièrement aux écoles, jusqu'au point d'en fonder une, complètement laïque, destinée aux jeunes filles. Un sacrilège, estiment bien des esprits chagrins.
Trop de grec, trop de latin dans l'enseignement d'ici, pense-t-elle. Pas assez d'enseignement technique, ni de vraie culture générale. Ses jeunes filles danseront et feront aussi du dessin. Dans ses sorties publiques, Éva défend aussi la place d'un art nouveau, le cinéma, alors que toute sa société le condamne.
Grandeur des bibliothèques
Pour gagner sa vie, elle sera bibliothécaire. Lorsque le milliardaire américain Dale Carnegie offre à Montréal une nouvelle bibliothèque et que Montréal la refuse, elle se désespère du manque d'entrain de ses concitoyens à comprendre le rôle d'un lieu pareil dans la vie moderne. En matière de lecture, le Québec a beaucoup de retard, dit-elle. Un retard sans cesse aggravé par le poids d'une censure religieuse qui favorise l'achat de livres parfaitement insignifiants. Une bibliothèque montréalaise ressemble ainsi, dit-elle, à un simple cabinet de lecture paroissial.
En 1914, alors qu'elle se livre à un inventaire des six différentes bibliothèques de la ville de Montréal, elle constate qu'à la différence de ce que racontent les rapports officiels, leur situation est épouvantable. Tandis que le greffier de la municipalité estime à un demi-million de titres l'ensemble des livres des six bibliothèques de la ville, Éva Circé-Côté, en faisant le compte des ressources de chacune, en arrive à conclure qu'elles ne comptent que 100 000 volumes environ, dont 66 000 sont déposés à la bibliothèque Fraser, un lieu qui fait l'objet d'une mise en garde de la part du clergé et où travaillera par ailleurs plus tard sa propre fille.
Bibliothécaire, elle ruse contre les autorités pour acheter des ouvrages sérieux. En 1915, elle applaudit à la construction, enfin, de la nouvelle bibliothèque, rue Sherbrooke, aujourd'hui l'édifice Gaston-Miron. Ouvrir une bibliothèque représente pour elle l'assurance de fermer bientôt une prison.
À la bibliothèque, son chef se plaint de la présence d'enfants venus fréquenter les livres après leurs jeux au parc. Il entend les chasser. Éva plaide au contraire qu'il est nécessaire de créer un espace dédié aux bambins, consciente de l'importance d'inoculer le virus de la lecture dès le plus jeune âge.
Toute sa vie, elle mise sur la lecture comme clé d'une émancipation générale. Pour les femmes en particulier, elle souligne la nécessité urgente de lire autre chose que des romans à l'eau de rose. Elle en a assez de voir que, dans sa société, «pour être bien vu, il faut dire que Voltaire est un écrivain de bas étage, que Rousseau est un être dépravé, Zola un pornographe, Michelet un historien de second ordre et avoir soin de les faire tous mourir de mort honteuse».
L'esprit des Patriotes
Dans ses chroniques, elle développe un sens aigu de la description urbaine et se montre bien au fait de quelques visites exceptionnelles. Elle signale notamment en 1906 la présence à Montréal de la féministe et libertaire américaine Emma Goldman.
Anti-impérialiste, opposée à la peine de mort, sans objection à l'égard de l'homosexualité, cette progressiste souhaite voir sa société donner à ceux qui ont le moins. Non pas au nom de la charité, mise en avant par la bien-pensance d'hier comme d'aujourd'hui, mais au nom de la justice. Sa vie durant, elle mène une lutte contre les inégalités, à commencer par celles qui affligent les femmes. Le suffrage féminin est une des idées qu'elle appuie. Elle y voit «un pas vers l'émancipation du sexe».
À une époque où, socialement, le rôle de la femme est réduit à celui de procréer, elle affirme le droit à l'égalité avec les hommes. L'idée sera bien énoncée, à plusieurs reprises: «Pourquoi faut-il que ce soit les femmes plutôt que les hommes qui torchent les enfants, lavent les plafonds et les carreaux, fassent la soupe, pèlent les patates, récurent les casseroles?... Il n'y a pas de commandement de Dieu qui ordonne aux femmes d'être les domestiques non payées de leur mari, les bonnes à tout faire sans rémunération.» Elle dénonce aussi à répétition les conditions de travail dont sont victimes les ouvriers des usines.
Femme d'action, mais aussi femme de lettres, sans aucun doute: romancière, dramaturge, essayiste. Hélas, comme beaucoup de documents de l'époque, ses pièces de théâtre et la plupart de ses écrits intimes ont été perdus. On sait toutefois, par les comptes rendus des journaux, que son théâtre obtient un vif succès dans des salles comme le National, théâtre de 3000 places situé rue Sainte-Catherine.
Dans son oeuvre, elle s'intéresse à Charles Hindeland et à Chevalier de Lorimier, les deux Patriotes pendus haut et court le 15 février 1839, en tant qu'idéal de liberté. C'est du côté des idées républicaines des Patriotes, dit-elle souvent, qu'il faut envisager l'avenir. En 1924, elle publie Papineau, son influence sur la pensée canadienne, une étude très originale consacrée au chef patriote, figure de proue des soulèvements libérateurs de 1837-1838. Elle y dénonce entre autres les esprits conservateurs, l'Église, les historiens qui font le jeu de l'obscurantisme. Elle y affirme, à la différence de ce que prétend alors un historien-procureur comme Lionel Groulx, qu'il est honorable «d'avoir du sang de peaux-rouges», ces premiers habitants qu'elle tient pour de «beaux types d'humanité».
«Les insoumis, écrit-elle en 1920, sont les vrais libérateurs.» Pour elle, le nationalisme étroit soutenu par Groulx et sa clique a le défaut de manquer d'élan vers l'universel, incapable de par son discours de proposer d'autres modèles que ceux de Dollard des Ormeaux ou d'une Madeleine de Verchères.
Plutôt que nationaliste, Éva Circé-Côté se dit patriote, dans la lignée de ceux de 1837-1838, c'est-à-dire ouverte au monde, tout en réclamant l'autonomie de son peuple. Louis-Joseph Papineau, Charles Hindenlang et Chevalier de Lorimier lui semblent les vrais modèles du patriotisme tel qu'elle l'envisage, c'est-à-dire comme «une idéologie, ou plutôt une passion vouée à l'affirmation d'une nation canadienne-française, avec sa langue et ses institutions, mais une nation fondée sur le progrès, laïque et inclusive d'où seraient absentes les exclusions de race et de religion». Papineau, en ce sens, lui apparaît universel, d'autant plus que «les héros appartiennent à toutes les races, à toutes les religions».
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Le Devoir


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