Je suis né et j’ai grandi dans la banlieue d’Istanbul, et j’habite maintenant à Tavla, un quartier du centre-ville. La population y est principalement non-musulmane, composée de migrants, d’étudiants, de jeunes adultes célibataires, d’homosexuels et de trans.
Hier soir, j’étais avec des potes dans un restaurant du quartier où nous avons l'habitude de nous retrouver tous les jours après le travail. On a commencé à recevoir des messages de nos proches : les forces armées bloquaient le pont de Bosphore. On s’est dit qu’il devait s’agir d’une mesure de sécurité en prévention d’une nouvelle attaque terroriste.
On a aussi pensé à un putsch – la Turquie en a connu quatre dans son histoire récente – sans l’envisager sérieusement.
Les minarets des mosquées ont appelé les gens à descendre dans la rue
Puis l’intervention du premier ministre Binali Yildirim sur la chaîne NTV – réputée pro-gouvernementale – vient confirmer nos doutes : on vient bien d'assister à une tentative de coup d’État. Avec Recep Tayyip Erdogan et d’autres membres de l’AKP, ils appellent le peuple à tout faire pour enrayer cette tentative, en répétant à plusieurs reprises que les responsables seront lourdement punis.
En parallèle, une partie de l’armée affirme qu’elle a pris le contrôle de la République et retient en otage le chef de l’État-major. Les forces militaires s'emparent du Parlement, de la chaîne nationale CNN Türk, de l’aéroport Ataturk d’Istanbul et du siège de l’État major.
Les partisans de l’AKP commencent à sortir de chez eux et les minarets des mosquées appellent les gens à descendre dans la rue au nom de la "démocratie". Depuis les maisons, on entend le Tekbir, le crédo musulman, suivi par l’Allahuekber de la foule.
Les partisans du régime tirent dans la rue
Tout s'enchaîne rapidement. Devant les supermarchés et les épiceries, des files d’attente se forment. Les gens achètent de l’eau, du pain. Tout le monde s’attend à ce qu’un couvre-feu officiel soit annoncé. Cela n’arrivera pas.
Des voitures de police bloquent l’une des artères principales qui mène au siège de l’État-major, à Harbiye. Un grand nombre de policiers sont armés de mitrailleuses lourdes et barrent la route.
À la télévision, on assiste en direct aux frappes des soldats sur le Parlement turc. On peut voir les journalistes sur place aller se mettre à l’abri.
Puis les coups de feu commencent. Viennent-ils de Harbiye ? Non, en fait, ils viennent de partout. Les partisans du régime tirent dans la rue.
Toute la nuit, jusqu'à six heures du matin, nos maisons tremblent sous le bruit des explosions, des tirs, des avions de chasse qui rasent la ville. Leur bruit est indescriptible, incessant, toujours plus fort. Je frissonne et perds l’équilibre. À plusieurs reprises, je me jette à terre en pensant qu’une bombe vient de toucher ma maison.
Ceux qui nous terrorisent sont des "héros"
Après trois heures de sommeil, je suis terrifié à l'idée de me réveiller dans un pays en ruine. Pourtant, la vie suit son cours, comme si rien ne s’était passé. Comme après chaque attentat suicide qui fait une dizaine de morts, comme quand les forces de police et l’armée massacrent les Kurdes ou les Alevis.
Que s’est-il passé hier soir ? Beaucoup de journalistes et de commentateurs envisagent la possibilité d’un faux coup d’État, orchestré par Erdogan pour obtenir les pleins pouvoirs. D’autres disent que la menace d'un putsch n'était pas si sérieuse.
Moi, je me fous des hypothèses. Tout ce que je vois, c’est que plus de 200 personnes sont mortes. C’est que ceux que l’AKP a appelé à envahir les rues ont décapité de jeunes soldats, jeté leur tête du pont Bosporus et sauté sur leur corps inerte. Ceux qui, chaque jour, tuent, violent, harcèlent, agressent, terrorisent, ont aujourd’hui le statut de "héros".
Nous sommes les prochains
Les autorités turques ont annoncé avoir renvoyé 2.745 juges après la tentative de coup d'État. Une dizaine de membres du Conseil d’État sont détenus, 38 autres sont recherchés et 2.800 membres des forces armées turques ont été arrêtés.Le département de Police d’Istanbul a donné l’ordre de "tirer à vue" sur tout soldat en uniforme qui ne se trouverait pas sur son lieu de travail.
Erdogan avance vers le pouvoir absolu. Ses partisans armés ont pris la rue.
Nous sommes les prochains. La prochaine fois que vous entendrez parler de la Turquie, ce sera pour des décapitation de gauchistes, de Kurdes, d’Alévis, d’homosexuels, de femmes ou étudiants... Chacun d'entre nous est menacé.
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