L’histoire est tragique, on a tendance à l’oublier. Surtout lorsqu’on vit au nord du 45e parallèle dans un paisible îlot sous l’aile protectrice de la première puissance du monde. Toutes les petites nations n’ont pas cette « chance ». L’actualité de la semaine n’a cessé d’illustrer ce qu’en disait déjà en 1995 le romancier Milan Kundera.
« Les petites nations ne connaissent pas la sensation heureuse d’être là depuis toujours et à jamais ; elles sont toutes passées, à tel ou tel moment de leur histoire, par l’antichambre de la mort ; toujours confrontées à l’arrogante ignorance des grands, elles voient leur existence perpétuellement menacée ou mise en question » (Les testaments trahis, Gallimard).
Cette impression d’être dans l’« antichambre de la mort », les Kurdes l’ont ressentie dans leur chair cette semaine. À nouveau lâchés par leur allié américain, les voilà livrés pieds et poings liés à la fureur des mercenaires d’Erdogan. Les États sont des monstres froids. Donald Trump a beau agir avec une brutalité et une vulgarité sans nom, il ne fait que mettre en musique le projet de retrait du Moyen-Orient que caressait avant lui Barack Obama. L’homme était plus poli et plus distingué. Mais l’objectif était le même.
Devenus autonomes sur le plan énergétique (Trump parle même de « domination énergétique »), les Américains n’ont plus du tout les mêmes intérêts dans la région. Déjà dégagés de l’Europe et bientôt du Moyen-Orient, ils pourront enfin concentrer leurs forces sur leur seul véritable ennemi stratégique, la Chine. Et ils ne vont pas s’en priver.
Lâchement abandonnés, sous les yeux des Français ébahis, les Kurdes n’ont d’autre choix que de se tourner vers Bachar el-Assad et les Russes. Ce qui renverse toutes les alliances. Le rêve du Rojava, cet embryon de pays né du chaos syrien, s’évanouit une fois de plus pour cette « petite » nation qui est pourtant la plus populeuse aujourd’hui dans le monde à ne pas avoir d’État. Ce qui lui avait pourtant été promis en 1920 par le traité de Sèvres… qui ne fut jamais ratifié. Ce n’est pas la première fois que, par lâcheté, on abandonne les Kurdes.
Les Catalans n’affrontent pas les tanks de Madrid. Mais la condamnation de neuf leaders indépendantistes démocratiquement élus à des peines allant jusqu’à 13 ans de prison est un des jugements les plus injustes de l’histoire de l’Europe moderne. Imaginez René Lévesque, Jacques Parizeau et Gérald Godin en prison ! Ce jugement est indigne d’une grande nation comme l’Espagne. Surtout à l’égard d’un peuple qui a combattu le franquisme et sans lequel le pacte démocratique noué par l’Espagne moderne n’aurait jamais vu le jour.
Difficile de ne pas comparer cette parodie de justice à la Pologne de Kaczyński et à la Hongrie d’Orban. D’autant plus que Bruxelles n’avait pas hésité à menacer ce dernier de sanctions lorsqu’il avait tenté de mettre la justice hongroise à sa botte. La critique ressemble comme deux gouttes d’eau à celle qu’adresse depuis longtemps à Madrid le Conseil de l’Europe, qui dénonce régulièrement l’absence d’indépendance des magistrats espagnols. Pourquoi ce deux poids, deux mesures ?
Tant que les régionalismes affaiblissaient les États nations européens, l’Union européenne n’avait de cesse de promouvoir les régions et toutes les formes de décentralisation. Maintenant que l’une d’elles s’érige en nation, il n’en va plus de même. La « non-ingérence » a le dos large. Le silence approbateur de Bruxelles est le symbole d’une Union qui a choisi, du moins pour l’instant, de se construire contre les nations et toutes les formes d’affirmation nationale. Peu importe que celles-ci viennent des Catalans, des Polonais, des Hongrois ou même des Britanniques.
Pas plus que lord Durham à une autre époque, le Canada n’a choisi d’écraser militairement les Québécois ni d’emprisonner ses leaders politiques (sauf en octobre 1970). On doit s’en réjouir. Ce grand pays, héritier des dominions, n’en rêve pas moins de dissoudre tranquillement les Québécois dans le grand magma multiculturel Canadian. Malgré ses dérapages caricaturaux, Justin Trudeau demeure l’expression parfaite de ce Canada moderne imaginé par son père, où la « communauté » québécoise, devenue « full bilingue », se confondrait avec celle des Italiens, des homosexuels, des Ukrainiens ou des musulmans. La campagne électorale qui s’achève aura révélé combien, derrière le soft power canadien, était profond dans ce pays le désir d’éradiquer ce qui fait du Québec une nation distincte. Hier, la langue ; aujourd’hui, la laïcité ; demain, on ne sait quoi.
Alors que nous assistons à ce que le politologue Dominique Moïsi nomme la « déconstruction de l’ordre international d’après-guerre », ces temps troublés n’augurent rien de bon pour les peuples les plus vulnérables. Il n’y a donc rien d’étonnant à les voir se tourner vers ce qu’ils ont encore de plus sûr, un État bien à eux. Histoire de se protéger tant bien que mal de ce que Milan Kundera appelait si justement « l’arrogante ignorance des grands ».